Fatum
Nona était à son poste comme à chaque instant. Elle filait au fuseau. Une infinité de fuseaux. Elle ne semblait pas trouver de difficultés à le faire. C’est qu’elle présidait à l’aurore de l’Existence de tous.
En une sorte de fondu-enchaîné, Decima récupérait les fils et les distribuait. Un peu, beaucoup, excessivement. Toujours rattrapée par Morta, il lui arrivait quelquefois de trop peu en faire bénéficier, d’en répartir moyennement ou, quand le fil lui glissait des mains, il y avait des chances que certains en soient assez généreusement lotis. Mais c’était assez rare.
Les Parques œuvraient dans un bien funeste donjon et, ce, en dépit du rôle fondamental de la répartitrice qu’était Decima.
Morta achevait tout sur un coup de cisailles sec et claquant.
Le fuseau de Meryem
Qu’est-ce qui la caractérisait le plus : la grande gentillesse ou la lâcheté ?
Difficile d’être au plus près de la vérité. Entre les deux, la cloison étant très mince.
D’un autre côté, souvent, de l’excès résulte l’excès.
La première fois qu’elle se laissa faire remontait à l’enfance. Un adulte lui sourit, elle sourit. Il s’approcha d’elle, elle sourit. Il la toucha, elle sourit.
La classe eut vite fait de remarquer la chose, devenue habitude du maître. L’instituteur commençait son cours, notait au tableau et demandait aux mômes de recopier, avec G’raand soin, le tout, sur le cahier de cours. Il allait ensuite se mettre tout près de Meryem en intimant l’ordre à tous de ne pas se retourner.
- Je vous ai tous à l’œil, disait-il.
Elle prenait note et souriait. Le maître collé au banc d’écolier, collé aux bras de Meryem, collé à la poitrine de Meryem.
- Monsieur est toujours derrière. Nous n’avons pas le droit de nous retourner. Il aime tellement Meryem qu’il est toujours scotché à elle. A la fin de l’heure, il est tout rouge.
Il disparut en milieu d’année, du jour au lendemain. Personne ne sut ce qu’il était advenu de lui. On mit du temps à l’oublier.
Au collège, Meryem qui était grassouillette et très mignonne de visage, fut un jour admonestée par l’enseignant d’EPS.
- Tu rates ton enchainement. Va au vestiaire.
Ray fut chargé de faire des démonstrations d’exercices pendant que Monsieur partit punir Meryem. Il revint quelque temps après, rouge et essoufflé. Un enseignant de sport, après tout.
A 18 ans, Meryem se maria à un monsieur de 25 ans son aîné. Elle arrêta le lycée l’année même du baccalauréat et fit sa vie. Tout en sourires.
- Viens, lui disait-il, et elle y allait.
Il lui fit deux enfants, se fatigua à attendre d’elle des initiatives de vie intime qui ne vinrent jamais et commença à trouver ses sourires insupportables. Il mourut et laissa derrière lui une jeune veuve de 25 ans qui ne savait qu’opiner.
Meryem depuis grande enfant était en jolies rondeurs, en poitrine généreuse, en peau laiteuse et pleine, en décolletés innocents, en sourires enfantins et engageants. Femme, c’était à l’identique plus le brillant de la vingtaine. Mère, ses proportions s’épanouirent et s’affichèrent avec un total dédain de toute pudeur primaire. Elle souriait à tout-va.
Après le décès de son mari, qu’elle pleura comme un père, un frère et un camarade, beaucoup se proposèrent de l’aider. Son beau-frère, deux des plus proches amis de son mari, son associé et même quelques-uns de ses cousins. Elle n’y vit aucun mal et sourit de leur aide. C’est qu’elle ne savait rien faire des démarches nécessaires consécutives à un décès. Rapidement pas mal devinrent d’une aide assidue, elle laissa faire comme à son accoutumée.
Meryem n’avait probablement jamais dit non à personne. Le non lui paraissait être une impolitesse et de toute façon, il ne lui était jamais venu à l’esprit d’envisager autre chose qu’un oui de bienveillance. Si bien que tous ces proches pleins de sollicitude eurent pleinement droit à l’exploration de ses charmes féminins empreints d’innocence.
Decima fut généreuse avec Meryem et cette dot servit longtemps. Meryem fut prodigue avec tous, certains tombèrent en cours de traversée, d’autres se tinrent la dragée haute et purent profiter longtemps de cette belle et souriante abondance féminine.
Grande gentillesse ? Lâcheté ? Innocence pathologique ? Sourires plats et excessifs ? Corps preneur ? Viol d’enfant ? Inceste ?
Que dire de cette femme qui passa sa vie à se donner à tour de bras sans retour ? Qui fit de son corps un réceptacle de semences gourmandes et calculatrices.
Morta, à près de 85 ans, coupa un fil encore résistant, celui de Meryem, femme de corps philanthropique. Femme énigme, femme de coeur, toute en offrandes, en sourires. Ni gentillesse, encore moins lâcheté. Dire oui à l’autre, une vocation nommée Meryem.
Elle se réjouit de ce qui fut mais n’aima jamais personne. Une nymphe, souriante.
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