Hommage à toi, mon fils
Je crois que cette douleur-là fut la plus poignante de ma vie. Je ne savais comment le sauver et je le voyais dépérir sans perdre le sourire. C’était le plus dur. Quand il naquit, sa beauté frappante nous émerveilla : c’était quelque chose de quasi céleste : le visage d’un enfant destiné à mourir. Une vieille croyance d’ici et d’ailleurs. Et il mourut à près de deux ans.
Mon épouse a dû avoir une dépression, mais en ces temps-là, ce n’était pas très courant de parler de ce genre de crise au sens psychanalytique du terme. Elle était chagrinée. Mais ce n’était pas que du chagrin, c’était la disparition d’un bout de soi, c’était un silence soudain après presque deux ans de turbulences diverses. C’était un coup terrible de la vie. Ma femme alla même au-devant de Bourguiba pour pouvoir faciliter le départ aux États-Unis, seul pays à l’époque, où l’espoir était permis. Les médecins d’ici, illustres pour certains, disaient ne pas savoir la solution à son état : une hypertrophie constante du cerveau qui résistait à tout traitement et dont l’origine était une hydrocéphalie continue et une présence toujours plus accrue du liquide céphalo-rachidien à l’intérieur du cerveau.
Pour un jeune couple qui accueille son second enfant, pour une maman qui n’eut jamais de mère, pour un papa déjà diabétique, pour un fils aîné qui avait deux ans et qui fut totalement délaissé, ce fut un drame dont les conséquences désastreuses implosèrent longtemps après, de la façon la plus inattendue.
Les termes scientifiques et médicaux sont des coups de marteau sur la tête en situation de problèmes de santé soupçonnés d'être graves. Hydrocéphalie, ventricules, compression des tissus cérébraux, hémorragie … Nous étions anéantis et notre petit nous souriait et répondait à nos guillis et à nos facéties.
L’échographie n’existait pas dans les années 60 et le problème des malformations congénitales ne se posaient même pas dans les mariages consanguins. Que dire de nous ? Nous nous aimions, nous nous cherchions, nous voulions une famille, nos enfants étaient très beaux et nous n'avions aucun lien de parenté.
- M. regarde mon bébé, disait Sobel à notre fils, en agitant un hochet au-dessus de son visage.
Il riait, agitait ses pieds. Son visage était d’une beauté vraiment saisissante : les yeux bleu ciel, les joues rondes et roses et la peau diaphane à force de blancheur. Sobel disait longtemps après sa mort qu’elle voyait l’eau traverser sa gorge à la blancheur immaculée. Il n’y a pas que du mythe autour de la mort de nouveaux-nés, il y a du réel et du vécu. Et ce fils de moi qui partit à près de deux ans me fit pleurer dans l’obscurité et sur les routes, sous l’eau et dans notre jardin. Il mourut et nous en fûmes malades jusqu’à l’arrivée de notre fille.
Et durant tout ce temps, notre aîné fut privé de parents sereins et disponibles. D’où, dans une large part, ce que fut sa vie, ce qu’est sa vie.
Nous enterrâmes M. aux pieds de son grand-père : un ange protecteur pour un papy que personne ne connut.
- Un ange gardien pour ton mari et toi, Sobel, lui disait-on, arrête d’être en deuil, ce garçon est un ange et on ne pleure pas les anges, ils sont immortels.
Toutes ces croyances, tous ces mythes ont leur utilité dans les moments d’intensité émotionnelle : ils contribuent à faire tomber la pression et c’est tant mieux. J’avais perdu un fils, c’était très dur, mais je n’aurais pas voulu le voir vivre comme un légume.
Mon diabète en prit encore un coup, mais mon Daonil était là. Malgré l’aide qu’il apportait à mon organisme, je dus me faire opérer des yeux. On chuchotait que c’était l’émotion secrète. C’était une cataracte.
Dans ses moments de douleur intense, dans ses moments de perte et de choc, alors que les autres nous voient puissants et faiseurs, il y a en nous, au fin fond, dans la partie la moins accessible, le démantèlement d’une structure. J’enterrai mon fils au pied de mon père absent et je considérai cela comme une offrande à mon géniteur mais aussi comme un bien à protéger.
Rien ne compte plus que l’humain, ni la richesse, ni les biens, ni rien, ni même les miracles à une époque qui voulait y croire, parce que cela apaise ; sauf que certaines pertes vous lacèrent de l’intérieur et que rien n’y fit.
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