samedi 2 octobre 2021

Je n'est pas un autre

 


Bokria de mes jours





 

I. Ma venue au monde


 

Ma mère m’a mis au monde un 17 décembre 1926. De quelles manières, dans quelles conditions ? 

 

Je ne peux prétendre savoir les faits exacts. Je les vois d’ici : du bruit de pas, de robes qui s’entrechoquent, des prières, des bassines d’eau chaude, du linge, des va-et-vient … Mon géniteur était en bas, dans la pièce d’accueil et comme il se devait, il semblait nerveux, allait et venait. Toute la maison baignait dans le silence bien qu’une effervescence fût perceptible.

 

Les escaliers qui menaient au premier, au ali, étaient très larges et les marches semblaient indéfinissables. Pour quelles raisons, sacrifiait-on, à l’époque, architecturalement, autant de superficie ? Cinq mètres voire six de largeur, aisément. Et en hauteur vraie. Au point où cela ressemblait à une véritable escalade. Enfin. 

 

Mon père était un dignitaire fort respecté, il avait sa fabrique de meubles et était réputé pour être bon et discrètement généreux avec les nécessiteux. Il avait cinq filles à ma naissance et espérait sans trop le dire un garçon pour la continuité du nom. C’était ce qu’on disait à l’époque et c’est ce qu’on continue à dire aujourd’hui. Mon géniteur aimait fort mes sœurs et très gentiment, il disait à ma mère : un garçon c’est aussi pour ses sœurs. Il mourut avant mes sept ans. Un clou rouillé en mer s’enfonça dans son talon, le diabète acheva vite le reste. Nous sommes en 1932 et le premier antibiotique sera mis au point en 1942. C’était une époque de gentils médecins, d’officiers de santé à l’instar de Charles Bovary, de désinfectants, de mer, de potées de légumes, d’attente et de fatalité.

 

J’ai, toute ma vie, manqué de père et, adulte, les trois-quarts de mes amis avaient trois fois mon âge.

 

Une longue nuit de délivrance pour ma mère et je daignai finalement faire ma sortie masculine au monde. Un garçon, quel bonheur ! A sept ans, il sera le despote de ses sœurs. Haut perché sur une armoire, il leur dira qu’il était le commandant en chef de toute la marmaille féminine et le remplaçant du père parti et, que la première qui désobéira, aura une giclée de son pipi béni d’homme de là où il était. Elles riaient de sa trempe de mâle. 

Il fulminait déjà de n’être pas l’aîné et il eut l’idée lumineuse de se titrer l’aîné des hommes puisque deux ans après lui, sa mère mit au monde un deuxième fils. 

 

- L’aîné des Hhhhommes ! Pas des pisseuses ! disait-il, lui le pisseur en chef menaçant.

 

Mon père était beau, fils de famille, bon époux et bon père et il me manqua jusqu’à la fin. C’est ainsi, dit-on encore, les bons partent les premiers. Je partirai plus âgé que lui mais tout aussi tôt, à l’âge de la compréhension de la valeur des choses, à l’âge de la masculinité pour nombreux hommes, à l’âge des plaisirs calmes et philosophes.

 

J’aimais ma mère plus que tout, j’aimais ma mère comme le détenteur du monopole de la virilité responsable et quand elle mourut, chez moi, en 1963, quand elle mourut alors que j’étais en face de la méditerranée à l’implorer de me la laisser encore, elle partit dans les bras de mon épouse dévouée. Je fus fracassé, brisé, vidé, amputé de la partie cœur réservée aux mères, les trois-quarts. Je devins diabétique. J’avais trente-sept ans. 

 


                                                          ( Récit intégral en 10 chapitres, à suivre )



 


 

 

 

 

 

 

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