De force et de sensibilité
Ma fille à sa naissance a été enveloppée dans un molleton et montée à l’étage de la clinique de Carthage afin que la mère de Jean la voie. Les jours qui suivirent, beaucoup se penchèrent sur son berceau. Mon épouse qui accouchait par césarienne, une ouverture longue et claire, à la verticale de l’abdomen, souffrait sur deux semaines, était sous antibiotiques et ne pouvait pleinement s’occuper de son enfant. Elle restait deux semaines voire trois en clinique jusqu’au début de la cicatrisation de la plaie, avec interdiction de porter l’enfant, ni quoi que ce soit de lourd sur plus d’un an par la suite. La suite est évidemment différente et mon épouse se donna, sans compter, toute sa vie physiquement pour faire plaisir aux autres, à tous les autres, d’où une mort très précoce : à la cinquantaine.
Ma fille a tout de suite été l’amour de ma vie et rien, absolument rien, n’avait plus de valeur qu’elle à mes yeux. Je lui offrais tout et tout prenait valeur et vie chez elle. Cet amour absolu fit beaucoup de mal à mon aîné, irrémédiablement et elle a dû donner beaucoup d’elle-même sur le tard pour rééquilibrer les choses. Par sentiment de culpabilité. Pourtant, elle n’y était pour rien au final.
Très tôt, elle montra une grande sagacité, une tranquillité toute spontanée, une disposition d’esprit à assimiler les choses. Prit-elle le contrepied de son frère aîné ? A-t-il été pour elle un contre-exemple, un anti-héros ? Sûrement, inconsciemment.
Après l’amour de l’enfance, il y eut un éloignement et c’était, là, que le sentiment de culpabilité s’était niché, dans cet abandon, lors des années de sculpture de son être à soi. Ce fut pour lui la dégringolade. Pour pas grand-chose au final.
Enfants, je les mettais au taquet. Je lançais des concours de rapidité d’apprentissage. Elle prenait calmement les choses en main et allait se mettre au travail. Mon aîné, aux quatre vents depuis la naissance et le décès de M., la naissance de sa sœur qu’il adorait autant qu’il la haïssait - de douleur - était si paniqué, si obsédé par son assurance à elle, que quand elle disait être prête, il n’avait pas commencé.
L’humiliation du temps ajouté afin qu’il se rattrape ne faisait qu’empirer les choses, mon exaspération et les comparaisons qui suivaient immanquablement. C’était beaucoup parce qu’il fallait éduquer l’homme sévèrement.
Quels dégâts ! Quelle énorme ânerie !
Ces concours étaient la fixation d’un ravage psychologique déjà amorcé. Et des années plus tard, quand il lui prenait les mains baguetées pour les regarder avec stupeur, il avait au fond de l’œil, un vrai chavirement : c’était le mal qui fut approfondi par bien d’autres concours de circonstances tous plus humiliants les uns que les autres, mais la douleur première était toujours là.
Pourquoi ma fille très jeune a-t-elle choisi cet homme pour en faire son homme ? Cet homme que j’avais trouvé homme moi-même et que je voulais, uniquement, en ami pour moi ?
Ce fut dur pour bien des raisons, mais elle assuma.
Je me souviens encore de cette cafétéria moderne qui avait ouvert ses portes sur la route de Carthage. Je descendis et invitai ma fille à nous accompagner. C’était un espace d’hommes et peu de femmes se mettaient au comptoir. Elle avait dix-huit, était brillante et j’en étais si fier.
Son fiancé tressaillit, mais je décidais et ma fille bien qu’engagée était mienne.
Toute sa vie, elle se commandera et j’ai été le seul qui avait le droit de dire les choses comme elle devait se faire. Nous avions une connivence et elle partit dans la vie, les yeux ouverts, la tête bien plantée. Lui ai-je rendu service ? Je ne sais pas.
Quand ma fille me perdit brutalement sur la route de la mer, en direction de chez nous et vers sa maman, quelque chose de terrible se pointa en elle. Elle me vit passer du rouge au vert et du doux au sec.
- Accélère, disais-je, accélère !
Elle aimait conduire ma voiture et j’adorais me laisser mener par elle.
Ce jour-là, le 21 décembre 1991, vers 20h, ce fut vers la mort qu’Ontos me mena, la mort subite, à 60 ans, fendu par le mal de Sobel qui venait de se faire déchirer. La mort en direct pour ma fille. Je faisais mine de fredonner et j’étais en train de mourir. Quelque chose d’oppressant à la poitrine, une douleur poignante et diffuse. De mes entrailles, monta une peur sourde, une peur épouvantable dont la seule issue fut l’extinction des feux : j’arrêtai de respirer. C’était cela mourir. Quelle paix après ! L’œil du cyclone dans le vrai sens de l’expression.
Ma fille a gardé l’essentiel de ce que je lui avais passé : en tanguant, elle savait toujours redresser la barre. Je lui donnai à elle, inconsciemment, la force mâle, invincible et mythique que je voulais pour mon fils. Par trop d’amour aveugle. Un fardeau sûrement.
Pardon mon fils, je t’aimais tant. Nous sommes des spirales descendants de spirales, spirales elles-mêmes et il en sera ainsi sauf en cas de conscience, d’ouvrages sur soi, de gestes sur soi et de corrections-réparations. Réparons et aimons, aimons et corrigeons, dosons et tenons à chacun la langue qu’il sait décoder.
- Je t’aime mon ainée, ma Divine. Je t’aime mon fils, mon Coco. Je t’aime ma plus belle PDA, leur dit-elle au quotidien, d’un amour puissant et rare.
Dire l’amour est vital, le même amour et à chacun sa nuance.
- Continue ma fille, je te fais confiance. Rien n’est injuste. Papa.
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