samedi 23 octobre 2021

Et Œdipe tua sa mère

 







 

Quand Œdipe commença à tuer sa mère, elle se débattit violemment, longuement en usant de bon nombre de subterfuges, mais rien n’y fit, il voulait en finir avec elle. Elle finit par se dire qu’il avait probablement ses raisons. Ou alors qu’il était engoncé dans un orgueil démesuré qui l’empêchait de se poser et de réfléchir aux raisons profondes de son obstination. Elle le laissa tenter, tenter …, mais se dégagea vite fait.

 

Œdipe était un jeune homme virilement beau, vigoureux et fort intelligent. Mais tout chez lui trouvait son origine dans le cérébral au détriment du spontané. Il mesurait tout, ce qui le dotait d’une force mentale exceptionnelle. Émotionnellement, c’était assez chaotique. Partagé entre une grande sensibilité et un refus de celle-ci, il pataugeait un peu mettant un point d’honneur à tout uniformiser et, en réalité, à tout refouler. 

 

Pourquoi fait-on croire aux jeunes gens qu’être émotif ne sied pas aux hommes ? Qu’est-ce que cette profonde bêtise ? Pourquoi les acculer au silence de l’intelligence des émotions ? Vaste déroute, immense mensonge, façade d’emprunt et tumulte intérieur.

 

Œdipe vécut longtemps dans une relation de promiscuité avec sa mère. Jocaste l’adorait et Œdipe se sentait investi de la mission de veiller sur elle. Ils se ressemblaient aussi bien physiquement que sur tous les autres plans. Ce fut ainsi jusqu’au premier échec de cet enfant doué à la moelle. Un échec qui lui resta au travers de la gorge, qui lui pesa lourd et comme il ne prit pas la peine de le juguler, il en habilla Jocaste. Tant il est aisé de faire porter ses manquements à ceux que l’on aime le plus et dont on sait l’ampleur de l’amour. 

C’est qu’Œdipe est un personnage mythologique, un être de grandeur démesurée, d’invincibilité à toute épreuve et de justesse platonicienne. Du moins l’Œdipe de Grèce.

 

Était-ce Jocaste derrière ce poids ? Lui avait-elle enseigné les dimensions humaines sujettes aux turbulences ? A-t-elle favorisé chez lui la nécessité de rétropédaler ? De se poser au milieu de la clairière et de peser les tenants et les aboutissants ? De se considérer comme être humain, tout Œdipe qu’il était et de desserrer le joug autour de sa propre personne ? Ce fardeau du mythe, de l’Être exceptionnel n’allait-il pas l’encombrer lui-même et sa suite ? 

A-t-il au creux de l’esprit, la malléabilité indispensable pour doser les impératifs, tempérer les désirs, harmoniser les attentes, tolérer les rendez-vous manqués ?

 

À sa naissance, Œdipe étonna, détonna, déchirant les flancs de sa mère pour une expulsion notable. Abandonné à quatre mois, quatre jours par sa mère partie ausculter les étoiles, il devint tout cramoisie de manque d’elle. Et pour la punir de cet oubli de crise que jamais il n’effaça de son inconscient, il la tint éveillée 36 mois durant. Dure punition qu’elle paya dûment. 

 

Œdipe adorait son père et Laïos l’adorait mais quand il fit son rebelle, il le fit contre Jocaste parce que la solidarité homme/homme existe et que les femmes pouvaient attendre. Il tourna le dos à Jocaste pour éviter parricide et inceste et, en cela, il eut raison afin que les prédictions de l’oracle s’avèrent évidemment fausses et que si le mythe autorise l’excès, cet Œdipe-là est d’abord humain mais attiré par la perfection - qu’il tourne en dérision chez sa génitrice.

 

Si Œdipe de Grèce est un personnage mythico-tragique, Œdipe de Carthagène, la Portuaire,  s’inscrit dans le réel. Un réel certes hypertrophié mais dont les bases ne font pas de doute. Un réel de labeur, d’ambitions et de réalisations louables, un réel de mémoire compréhensible et de souffrances difficilement jugulables mais tôt ou tard jugulées, le prix de la maturité et de la désagrégation des murs épais d’orgueil.

 

Jocaste décida un soir de janvier parce que l’heure avait sonné, de gagner ses appartements et de laisser Œdipe défaire les nœuds existentiels dont le secret réside en lui, loin en lui mais en lui. Elle avait assez fait et le temps pressait. Laïos était parti depuis un moment empêtré dans ses vieux démons. Il n’avait pas réussi à mettre la main sur l’équation de la longévité. Il n’aimait ni Thèbes ni Corinthe alourdi par des impératifs dont on le chargea malgré lui dès l’aurore. Il sut faire mais ne sut pas faire, aima et désaima, se plut et se déplut, protégea et lâcha, fut présent et déserta, exista et n’exista pas. Des troubles antérieurs, un chien gâleux et têtu qui refusait de changer de route et qui lui emboîtait le pas. Parce qu’on lui apprit à se taire et que le silence n’est que pathologies diverses. 

 

Dans ces eaux sombres, Jocaste n’avait pas sa place. Elle monta sa jument et prit la direction de l’Est, vers le soleil - qui en réalité ne bougea jamais.

 

-       Je bouge, dit-elle. Il bougera aussi, quand les rayons le chaufferont assez.

 

Elle souriait, confiante, sachant qu’à chacun son fuseau et son fil et qu’elle dota tous ceux qu’elle fabriqua d’un esprit vif et d’une main ouvrière.

 

-       Avançons Praxis, dit-elle à sa jument adorée, avançons ma Praxis !

 

Tel est le mythe moderne de Laïos, de Jocaste, d’Œdipe et des deux Vénus. Sans tragique mais humainement assez dramatique. Sans malédiction mais avec des tristesses somme toute humaines. Sans diktats mais avec un écoulement métaphysique logique – ou pas d’ailleurs – et existentiel ordinaire. Parce que tout retourne aux flancs de la mère, de la terre et qu’il n’y a de vrai que la Main de l’homme.

 

 

 





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