lundi 4 octobre 2021

Je n'est pas un autre, IV

 




Je rêvais d'empoigner !

Mon feu père avait eu bien raison d’affirmer à ma feue mère que la venue au monde de mon feu moi rejaillira positivement sur la vie de mes sœurs aînées et de la benjamine. J’ai, toute ma vie, aimé mes sœurs et je pense avoir été là pour elles à chaque fois qu’elles me faisaient comprendre le besoin de ma présence. C’est qu’en ces temps-là et, encore aujourd’hui, un frère puissant, debout et alerte était un garde-fou tacite et délicat pour leurs hommes, mes amis. Mais l’amitié n’empêche pas les pensées secrètes. Mes sœurs avaient un frère fort et elles le disaient à tout-va. 

 

-       Mon frère Si H. viendra me voir. Je demanderai l’avis de mon frère. Mon frère sera là…

 

J’avais eu, très jeune, une relation très spéciale avec ma sœur Lé S, celle qui est juste au-dessus de moi. On se disputait. Je voulais l’écraser, elle se démenait comme un beau diable. Elle avait les cheveux blonds blé et très longs et je menaçais de les lui couper. Elle avait trois ans de plus que moi, mais j’étais l’homme de la maison et l’aîné des frères. J’avais 9-10 ans. Elle était très coquette et passait le plus clair de son temps à se brosser les cheveux et à vernir ses ongles taillés. C’était l’époque où les femmes ne sortaient pas et si elles avaient à sortir, c’était le branle-bas : carrosse, accompagnateur, mère, sœurs … et presque le tuteur judiciaire. Une annonce de la sortie devait être faite en bonne et due forme trois semaines au bas mot à l’avance. Je râlais. Mon frère était encore trop jeune, mais moi je râlais pour trois au moins : le père, le frère, moi-même et la jalousie masculine et, je râlais encore. 

 

-       Au réveil, tu trouveras tes ongles coupés. Pourquoi tout cela ?

-       Lella* ! hurlait-elle.

-       Si H. commande. C’est ton frère, tu n’as pas à le contredire. C’est lui le chef, c’est ainsi.

 

De quoi nourrir mes colères diverses et leur donner une légitimité historique : celle du père absent, celle de mon jeune âge, celle de toutes ces jeunes filles belles, celle de vouloir me battre contre tous, contre l’extérieur et de gagner. Et je gagnai. Déjà l’exclusivité du commandement : Droit d’aîné oblige. Droit impérialiste. Mais ma sœur ne lâcha jamais le morceau, ce qui fit d’elle une femme puissante.

 

Un jour, j’eus une colère sourde, une colère qui retentira de la manière la moins élégante et la plus fracassante. Notre benjamine fut demandée en mariage par un jeune homme beau, élégant et très fin : Si No. Il deviendra, bien plus tard, un membre sûr et solide de la famille, un frère. Il avait du côté de sa mère des origines latines, ce qui lui conférait, déjà à cette époque-là, un modernisme général franc et plaisant. Ma petite sœur a dû voir ses photos parce qu’elle accepta illico. Évidemment Lella y mis du sien comme l’exigeait l’époque : elle eut toutes les données en main. C’était ainsi, il y avait soit des relations familiales par alliance, soit une marieuse dans l’air, domaine dont les juifs avaient le monopole avec bien d’autres et, où, ils réussissaient parfaitement. Je ne m’en rappelle plus et puis les hommes avaient d’autres critères d’observation et d’évaluation et ces circonstances de quand et comment étaient peu retenues par nous les hommes et par moi, le chef de la marmaille féminine, toute plus âgée à l’exception de  Say. 

 

Le jeune homme beau et demandeur était à notre porte en visite pré-familiale imminente. Évidemment, il n’allait pas voir ma sœur, ou peut-être à la dérobée, mais il savait tout sur elle et en prime sa grande beauté.  Say était très belle, grands yeux clairs, teint blond et immaculé, élancée et fine. Elle avait les traits fins et les dents éclatantes. Je lui ai toujours trouvé une ressemblance avec notre père qu’elle ne connut jamais et dont j’ai un vague souvenir. 

 

Lella vint me dire que le jeune homme était à la porte, ce que je savais déjà, d’autant que c’était évidemment une visite annoncée. Et une chose prodigieuse se produisit : je décidai sur le champ qu’il n’avait pas à venir et que Notre porte lui restera fermée. Je devais avoir 20 ans, un peu moins, un peu plus. Et commencèrent les tractations de ma mère : c’est son futur mari, il apporte des présents à sa fiancée, elle sera au ali, de toute façon …

 

Quelque chose de l’ordre de l’obstination féroce. Pourtant ma mère avait quelque ascendant doux sur moi, mais j’étais ce qu’elle avait fait de moi : un despote de ses sœurs et de tout. Mon frère avait 18 ans, il était toujours de mon avis et commençait à s’essayer au plaisir du râlage masculin. 

 

-       On ne lui ouvre pas, dit-il.





 

En réalité, et, en silence, nous voulions tordre le cou à quelqu’un, ou l’empoigner au moins et le jeter loin de chez nous, lui intimer violemment l’ordre de ne plus se présenter.

Toutes mes sœurs étaient déjà mariées, toutes étaient présentes pour l’occasion, mon frère rangé de mon côté et ma mère commençait à amorcer les supplications. Le fiancé attendait poliment à notre portail, dans notre ruelle, dans notre fief, les bras chargés de présents que je rêvais d’envoyer dans l’air dans la partie opposée de la Médina.

 

-       Qu’il entre cet insistant.

 

Quand Si No mourut à 50 ans, je le pleurai comme un frère. Toute sa vie, il fut fin et poli, aimant et doux. Il aima ma sœur comme personne et prit soin d’elle comme d’une perle.

Paix à nous Si No. Je me souviens de la fontaine, des poissons rouges, du jardin, de l’heure du thé et de la nappe de lin, travail d’orfèvre des zie*.

Paix à toi Lé Say, je t’aimais tant.







 

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