dimanche 10 octobre 2021

Je n'est pas un autre, IX

 








Les Étirements d'Ontos



A ma mort, mon chien pleura trois jours et trois nuits au point où ils ont dû le mettre chez des proches, le temps que les choses se calment. Il poussait des aboiements de mort intenables. Je le pris tout petit, grelottant et il grandit sur ma poitrine, la tête au dehors par le V de mon pull fin. Ma femme grommelait que j’étais devenu patraque à l’emmener partout avec moi et le temps qu’il apprenne à faire ses besoins à son endroit, il pissa quelquefois sur moi.

Je riais, elle était au bord de l’apoplexie de rage.

 

-       Regarde ses yeux Sobel, il m’aime plus que toi, disais-je. 

 

Fox me prenait pour sa mère et j’adorais cela. Il ne pouvait rester plus d’une minute sans moi et quand il croisait Sobel, il l’évitait pour se réfugier sous mon pull. J’adorais cette petite boule aux yeux pétillants d’amour. 

 

Il fut volé - ou il sortit - un mois après ma mort et Sobel flanqué de notre coursier faisait les marchés de chiens. Elle se fit un point d’honneur de le retrouver et elle le retrouva. Tenu par une corde, à la main d’un jeune homme dépenaillé qui l’exposait à la vente. Quand il la vit, il sauta sur elle, tout heureux de la retrouver. Elle malmena son vendeur, le traita de voleur, le menaça de faire venir la police. Elle était dans un état de colère extrême et bien qu’affaiblie, elle se fit entendre de tous dans cet espace louche et mal famé et personne ne broncha. 

 

Avait-elle l’impression inconsciente de faire revenir un peu de son mari ? Avait-elle besoin de réagir violemment pour dire non à la maladie, au départ de son époux, au trauma ? Essayait-elle de rétablir un quotidien explosé ? 

 

Elle partit à son tour quelques mois plus tard refusant de continuer ce qui n’était plus sa vie.

 

 

Nous naissons, nous vivons et nous mourrons et le tout est d’étirer la partie intermédiaire. Ai-je étiré ? Avait-elle étiré ? Je ne le pense pas. L’époque était à la famille, aux tablées, aux déjeuners gargantuesques, à la convivialité, aux douceurs de l’hiver et aux plaisirs de l’été. Aux petits-déjeuners au Belvédère ou en mer, les pieds dans l’eau, aux beignets de miel et aux figues. Au printemps, c’était les déjeuners avec la grande famille à la ferme, les parties de méchoui et le pain cuit dans les fours de terre par la tenancière de la séniala tabouna. 

 

Des odeurs de vie aujourd’hui historiques par manque de temps, par l’absence compréhensible, par la dislocation des êtres et des choses, par la disparition de ces chefs d’orchestre du passé qui savaient tout mettre sur pied, instantanément. Des retrouvailles spontanées et un banquet, du rire et des éclats. 

Je me souviens que ma fille boudait cette effervescence et je m’en inquiétais. Elle lisait, lisait et encore lisait. Au point où un jour excédé, je lui intimai l’ordre de bannir le livre de la table. Elle l’enleva, temporisa et finit par quitter le déjeuner. Un de mes rares moments de colère avec elle. Je finissais par céder. Quand les petits cousins bruyants venaient, elle s’enfermait à clé dans son espace et ne participait pas aux jeux.

 

-       Je n’aime pas, papa. Et puis, leur frère commande, distribue les jeux, assigne les rôles ! Non, je ne veux pas. 

 

Une solitaire et une cérébrale, à l’excès.

 

Tous ces moments étaient-ils des étirements de la partie intermédiaire, de Vivre ? 

Pour ma part, aujourd'hui que je suis enterré, étirer signifie veiller à la qualité de sa vie, à la qualité de son alimentation, privilégier la frugalité, les silences, la réflexion. Ces vies du passé d’abondance et de banquets, d’excès de toutes parts et de pantagruélisme manquaient de rigueur, de retenue, de pudeur presque. Et parce qu’il fallait dégraisser, elle dégraissa. Et parce qu’il fallait moins d’exubérance, elle s’abonna à la mesure et à la discrétion. Ma fille.

 

Étirer a de vraies exigences et se contenir en est la première. Peser, doser, se peser, rabattre, se nicher, se taire, réfléchir, agir et s’adonner.

Ce n’était pas l’époque. Il fallait s’unir, se réunir, rire à la renverse et se sustenter à chaque fois que l’envie nous en prenait, bruyamment. Il fallait construire de la joie, à tout prix.

 

Si Lam étira-t-il sa vie ? Oui, probablement : un marcheur. Il faisait des kilomètres tous les jours. Sobel allait chez l’épicier en voiture et se faisait livrer à la portière. Un peu vers la fin, je pris la décision d’aller en ville à pied mais le mal était déjà fait. J’avais de l’hypercholestérolémie et je fis un infarctus à 55 ans. Je me croyais vieux. Quelle bêtise !

 

Ma nièce me dit un jour que sa belle-mère, une italienne, mourut jeune, elle avait 87 ans. Je me cherchai des origines italiennes, rien, nada, que dalle, niet, chay ! Étirons, étirez !

A la ferme, j’inspectais les arbres un à un, je les caressais, je leur parlais. Ma fille me suivait et s’amusait de cette communion avec la nature, elle trouvait en elle le complément de son monde de livres. J’eus l’idée vers la cinquantaine de moins travailler, de déléguer et de me rapprocher de la nature. Je m’offris une écurie de vaches laitières hollandaises et je leur donnai à chacune un prénom du terroir : Aicha, Zohra, Warda …


Elles étaient magnifiques, le cil long et le clignement des yeux attendrissant. J’allais les voir chaque matin, je les câlinais et leur parlais. Les mises bas étaient des moments exceptionnels. Le vétérinaire, appelé à la rescousse dans les cas difficiles, tirait le veau pour aider la vache à l’éjecter et quand il se dégageait des flancs de sa mère, je lui mettais mon index à têter pour un lien immédiat. 


Le monde animal, ces mises bas, ces vaches, ces veaux m’apprirent bien des choses. Nous étions si ressemblants, nous souffrions à l’identique et nous étions désarmés presque de la même façon face à cette belle et grande et unique supercherie appelée Vie. Le veau mis au monde vacillait sur ses pattes, tombait, se remettait sur pied et commençait sa recherche du pis. Débute alors l’histoire du veau et de la tétine.

 

La proximité avec la terre, avec l’animal vous place d’emblée au cœur de l’apprentissage mais aussi de la liberté. Peut-être que ces moments d’exception avaient été pour moi des exercices d’étirements. Mais mourir à 60 ans, c’est au moins être sûr de n’avoir aucun gène italien.

 

Mon frère partit à 76 ans et il fit part à ma fille de son étonnement.

 

-     Je suis le premier étonné, nous ne vivons pas longtemps dans la famille, mais je repousse, je crois, à force de faire attention.

 

Il lutta durant plus de dix ans, de toutes les manières, sous toutes les coutures, consciemment et sciemment et partit à son tour. Rien d’italien non plus.

 

Ma plus jeune sœur vient de partir à son tour. Quatre-vingt-dix ans. Bravo Lé Say ! A-t-elle étiré ? Je le crois. A être quasi recluse, à vivre dans son monde, à bannir certaines viandes. Elle fit des efforts. 

Trois ans avant son extinction, elle se réveilla un matin toute en émoi, à m’évoquer, à me demander, à poser des questions sur la maison familiale, sur notre mère …

Les médecins parlèrent de dépression, plus tard d’une sorte de démence. Pourtant, elle continua à livrer des recettes exactes, à demander des nouvelles en présence des proches, mais il y avait, outre le fait qu’elle retourna totalement au passé, une sorte d’absence dans le regard, de vide. Le mal se greffa sur une nature douce : on lui vit des silences et des sourires et ses frères qui ne tarderaient pas à rentrer. Paix à toi  Say.

 

La plus prenante fêlure de l’Homme est, à ma connaissance, l’aiguillon qui le fait penser à la mort, qui la lui fait craindre et redouter, qui lui donne à imaginer mille conditions possibles à sa survenue. 

 

Quelle énergie dévoreuse ! Pourquoi redouter l’indépassable au beau milieu de son existence alors même que l’on est dépourvu de tout moyen et de tout miracle ? 

Que l’on se mette en positon de gâcher et donc de dilapider une partie ontologique quelle qu’elle soit, infinitésimale soit-elle, de notre partition ?

Crise, tourbillon et contrepied de l’étirement.

 

Pensons à commencer éternellement. Pensons à l’étape suivante. Pensons à édifier. Pensons à penser. À étirer. Je sais, aujourd’hui, qu’il y a un rôle à jouer. Je ne l'ai pas assez interprété. Ou alors, je veux, là, maintenant, m'attribuer un pouvoir que je n'ai pas ! Pourquoi pas ? Cela reste une force mythologique.







 
                                                                                      

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire