Segment
Je suis mort, mes parents sont morts, Sobel est morte, M. est mort, mon frère est mort, toutes mes sœurs sont mortes, mais la Vie défilera toujours. Notre passage a eu de la signifiance, quelle qu’ait été sa couleur, ses formes, ses montées, ses splashes et leurs éclaboussures. C’est de l’Histoire et l’Histoire fait long feu - un beau cas d’énantiosémie - dans les deux sens de l’expression.
Certaines personnes m’ont marqué à vie. Je me souviens de cette Dame qui disait vers sa septième décade : qu’elle apprenait à dispatcher son restant de jours parcimonieusement. Quelle sagesse ! Un exercice d’étirement pour le moins leste.
Je n’ai jamais oublié Si AG, un sage, un immense magistrat, digne et juste. Il disait que pour tout décider, il fallait d’abord s’asseoir et ensuite surseoir.
Je ne peux effacer de ma mémoire l’injonction de cet ami si pragmatique : ne pas dilapider son temps. Dans le sens littéral, avec en tête la vérité que l’existence est un Décompte.
Mon départ de la vie de Sobel a été vécu comme une désertion. Elle le prenait irrationnellement. Comme si j’avais le choix de vivre et que je l’aurais dédaigné. Agir ponctuellement est possible mais décider est hors de portée.
C’est affaire de battements, de soleil, de gènes, de souffle, de dispatching, d’amour, d’hormones du bonheur libérées, de peurs abdominales, de traumas et d’intensité. Un Segment comme j’appelle souvent ce qui nous est décompté.
La mort est suspendue au-dessus de nos têtes mais je n’y pensais pas. Je faisais de chaque jour un commencement, un jour frais, une promesse de durée rieuse. J’étais une force de la nature sur ce plan-là ; et je jonglais avec le Faire ontologique heureux et tout en beauté.
Une très belle histoire à narrer que celle de cette jeune femme à l’œil bleu. Mais laissez-moi vous dire, d’abord, ce que je lis d’ici sur l’acte d’écrire.
La plume est un rêve d’immortalité. Très tôt, mon enfant lut, lut et encore lut. Au point où des images se gravèrent dans son esprit, des associations, des signifiances.
Écrire, se taire, décoder des canevas en gestation l’ont dotée d’un pouvoir d’observation aigu, d’analyses pointu et de pré-science. Elle finit par porter en elle ces personnes racontées, ces personnes croisées, accompagnées lors d’un parcours. Le genre humain est grand, immense mais fatalement abrupt.
« Des ailes de géant qui empêchent de marcher », d’avancer pour être au plus près de l’Être. Parce que l’avancement bute à un moment. Naître, Vivre et Partir. Dans le Vivre, il y a étirer jusqu’à la lie.
Un scribe a un regard qui dévêt, un regard pénétrant, un regard en crise selon les praticiens, un regard voyant. Il saisit Ontos comme on saisit la poignée d’une porte en direction d’une clairière où tout est décodable.
Non, ce n’est pas de tout repos de lire et de saisir à chaque tour de terre sur elle-même les composantes du Segment.
La jeune femme à l’œil bleu mer
Noritta est venue au monde au milieu du siècle dernier, ce qui lui valut de se heurter à la poliomyélite. On décréta alors que le mauvais œil lui en a voulu de sa grande beauté. Peu de temps après, elle perdit sa génitrice et se sentit dans la peau d’un naufragé.
Adolescente, elle quitta son pays et s’installa à Paris où elle subit intervention après intervention, ce qui ne l’empêcha pas de briller scolairement, d’avancer, d’arracher des diplômes et de réussir. Elle devint apothicaire. Aller vers les siens, les faire se redresser fut dès lors son souci principal.
Je crois que ma nièce, cette jeune femme à l’œil bleu, aima à Paris. Je me souviens d’un certain Victor. Se sacrifia-t-elle ? Le patronyme fut-il refusé ? Dut-elle renoncer ? Je ne peux le dire.
Elle aima ensuite ici mais fut promptement déçue. Parce que d’aucuns vous pèsent et vous sous-pèsent, ceux dont le moi est palpitant de cupidité.
Je crois que ma Noritta s’accommoda de la souffrance, elle en fit une force de propulsion et la relaya au second plan pour pallier à celle des autres. Elle dut pendant des années se consacrer à son jeune frère malade jusqu’à l’insupportable. A soigner l’être profond, l’esprit fantasque, l’humeur en dents de scie et la gangrène. Elle dut prier en douceur pour qu’il obtempère, pour qu’elle puisse désencrasser, purger, assainir, désinfecter et veiller à la cautérisation.
Une vie à tenter de faire entendre sa voix sage au milieu des vociférations.
La propension à l’écoute de ma Noritta, sa rapide assimilation des faits, ses raisonnements, ses prises de décision se font à chaque fois avec la même rigueur et la même pondération.
Si ce travail intérieur obéit à chaque fois à la même rigueur, à la même sagacité, celui de faire admettre ses démarches par les autres est bien plus ardu. Au milieu des rugissements.
Noritta apprit très tôt à patienter et attendait la fin de l’orage pour exposer diagnostics et solutions de réparation.
L’handicap est toujours dit dans nos sociétés. Par le regard, le mot, la compassion, la dédramatisation, le sous-entendu ou même le mensonge, la cupidité ... Peut-être devrait-on dire aux supposés sains de corps et - douteusement – d’esprit que le handicap est souvent invisible.
Je sais depuis très longtemps que ma nièce est l’une des rares à être forte et relevée, prompte et rationnelle, fine et volontaire et si les bras de Dieu lui montrent la voie, c’est qu’elle sait d’où puiser sa force. A chacun son mentor ma nièce, mais pour moi, c’est ta force de vie, de ce que tu fais de ton Segment.
- Ce sont eux les invalides, lui dit-il, en fin de vie, en guise de remerciements, après des années de grommellements.
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