La forteresse se trouvait au milieu de nulle part, une sorte de Far West avec des airs russes de Transsibérien désert. Au loin, des montagnes de toutes parts, quelques arbres rachitiques, des rochers ici et là, comme autant de petites météorites échouées.
Que voulait-on défendre dans cet espace désert ? De quels assaillants se protégeait-on ? Les murs crénelés ne laissaient voir aucune meurtrière. La forteresse était construite sur une élévation très importante. Ce qui donnait l’impression qu’elle était posée sur une sorte de promontoire.
Était-ce une forteresse maudite ?
Le spectacle de cette citadelle inexpugnable au milieu de rien ne laissait présager ni vie, ni danger, ni même assiégeants. Une atmosphère surréaliste, hors du temps, figée.
Au milieu, se dressait le donjon le plus haut jamais observé. Il transperçait les nuages avec autorité et tout dans le ciel était déférence pure. Assises dans un silence souverain, trois femmes s’activaient avec la précision d’un métronome.
Vêtues de blancs, elles affichaient des visages impassibles, mais peut-être que sur le visage de celle de droite, on pouvait déceler une sorte d’automatisme froid. Peut-être que celle du milieu dégageait un lointain air avenant. Peut-être que celle de gauche qui se baissait et se relevait à cadences régulières faisait preuve d’un peu plus d’entrain. Peut-être, mais tout demeure de l’ordre de la spéculation tant les visages étaient complètement pris par l’action.
Nona, Decima et Morta présidaient sur des axes temporels différents aux destinées de Sam, Zohra et Charlie. Et tous les autres.
Nona fabriquait laborieusement un fil très fin qu’elle dévidait aussitôt. Decima le répartissait inégalement et Morta tranchait au moyen d’une paires de ciseaux affûtés. Les Filandières travaillaient, sans relâche, dans une transversalité à l’infini des secondes, des heures et des jours ; inimaginable même dans le plus audacieux des récits SF.
Nona passa le fil à Decima. La répartition fut assez brève, interrompue brutalement par Morta inflexible dans l’utilisation de sa paire de cisailles quasi tragiques.
Il vint au monde un soir de juin. Il faisait doux. Sa mère fut heureuse. Penchée sur son berceau, elle se disait qu’une beauté pareille était féminine. Plutôt. Les traits fins, l’œil en amande, le cil long, les cheveux soyeux. Très vite, vers trois ans peut-être, elle s’amusa à le maquiller et à l’admirer. Peut-être aurait-elle voulu une fille à la place ?
Au jardin d’enfants, il choisit d’emblée le camp des filles. Les jeux de garçons étaient trop violents et en 1955, les deux camps étaient bien distincts. Les demoiselles et leur monde précieux et les jeunes gens et leur ambiance de mécaniques de toutes sortes. Jusqu’aux épaules.
- Enlevez vos chaussettes, dicta le médecin scolaire.
Était-ce le ton ? Les chaussettes trouées ?
Il se braqua, devint agressif et se recroquevilla sur lui-même. Il fut puni. L’époque était assez rude et la visite médicale comptait beaucoup, outre le culte voué au médecin.
- Pourquoi ce môme est-il ainsi ? Pourquoi est-il si peu entreprenant ?
Il fut déjà classé mou et peu engageant. Il avait six ans. De là, les perspectives de succès scolaire furent déjà bien entamées et le potentiel quasiment stoppé, puisque l’enfant s’emmura dans le silence et l’indigestion.
La tante Sophia faisait ses courses ce jour-là. Elle acheta ses légumes, ses fruits et ses fleurs en pot. Le fleuriste était de dos et à côté de lui un tout jeune adolescent dont la carrure lui sembla familière. Elle fit le tour et fut stupéfaite de trouver son neveu assis à côté de ce grand gaillard jovial et tatoué.
- Mais que fais-tu là mon fils ? dit-elle.
- C’est le mien, dit le baraqué, tout sourire disparu.
- Le vôtre ? Comment cela, dites-moi ? C’est mon neveu et il n’a rien à faire ici !
Hyacinthe se leva d’un bond et partit en courant. Le baraqué dit sur un ton peu convaincant :
- C’est parce que c’est votre neveu, voyons ! Je le protège.
- Vous le protégez ? De quoi donc ? répliqua-t-elle.
Il se mit à rire et lui dit qu’à l’arrière de l’échoppe, il gardait ses meilleures fleurs pour ses clients dont elle faisait partie, évidemment.
- Regardez, elles sont bien écloses et elles tiendront tout l’automne. Pour vous, ce sera à moitié prix. Vous voyez bien que ma marchandise attire petits et grands.
La tante Sophia avait soixante-quinze ans, était loin d’être dupe mais ne savait rien de certaines choses. Un aussi beau garçon, cela doit être agréable de le faire passer pour sien.
Elle dit à son papa qu’il ne fallait pas trop le laisser s’éloigner de peur qu’il ne s’égare.
Il fut violé à treize ans. Il avait pris de la taille, des épaules. Son système pileux s’était déployé et quand il souriait, il laissait paraître une rangée de perles éclatantes.
Dans cet environnement conservateur et assez machiste, dans cette société naïve et peu regardante, ce qui relevait des orifices était tabou, ce qui relève du viol était tu, ce qui avait trait à la pédophilie - mot inusité à l’époque – était totalement nié, sans mots.
L’adolescence fut trouble. Était-il sous l’autorité d’un adulte ? Était-il amoureux ? Pris en otage ? Le silence primait.
L’école fut ratée. Le collège abandonné. L’échoppe courue. Le père mourut. Il s’installa à Rome et pendant sept ans, plus personne n’en entendit parler. Il revint deux fois plus solitaire, cachottier, à toujours planquer son couvert, à laver lui-même ses affaires. Il s’installa dans le cagibi du jardin, l’aménagea et s’y retrouva avec lui-même, loin de tous.
Quelquefois sur son lieu de travail, il recevait la visite inopinée d’un quadragénaire beau et élégant. C‘était toujours rapide et furtif. Le monsieur participait à des spots publicitaires télévisés de marques de cigarettes et était connu pour son geste d’entortiller sa moustache en guidon quand l’autre main affichait la cigarette Davis.
Sa vie jusqu’à l’âge de vingt-sept ans était silence et départs renouvelés, cachotteries et subterfuges, mensonges et faux-fuyants. Seule une amie intime savait. D’elle-même. Entre eux, c’était tacite. Il aima vite fait à son retour de Rome et il fut reçu chez elle avec son ami. C’était de l’amour vrai et fort, dans les gestes d’offrandes alimentaires, les sourires et elle le vit.
Il mourut à près de vingt-huit ans. Il mourut sans avoir pu voir une dernière fois son amie qu’il appela à son secours à trois reprises. Elle ne voulait pas le voir, avait peur, avait entendu dire qu’il criait sa mort prochaine, qu’il devenait fou, qu'il hurlait que la vie était peu de choses dès l’instant où la mort commençait son travail de sape et d’extinction. Il pesait quatorze kilos.
Le peu de fil qui lui fut consacré fut coupé impitoyablement par Morta. Elle ne badinait pas avec ses ciseaux et ce, malgré, l’éclair fugitif de douceur sur le visage de Decima.
- Couic !
Parti de l’autre côté, sans avoir eu les mots, sans avoir pu le dire, sans avoir pu exister. Une Rose sur sa tombe. Pour ses sourires à son amie. Pour sa gentillesse vraie. Pour sa bonté avérée. Pour sa douceur d’homme. Pour son amour à Cyparisse parti rapidement après lui. Pour cette tartine de confiture de cerise qu’il lui offrit ce jour-là, chez elle, en bord de mer, à Syracuse.
Hyacinthe de toi, l'Ami, dit Sophia, à haute voix.
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