mardi 5 octobre 2021

Je n'est pas un autre, V

 






-       Si Lam, je me demande si tu n’es pas mon frère …


Et nous éclatâmes de rire.


-       Vous êtes dingues vous, tout le monde le sait. Rappelle-toi l’histoire de ton grand-oncle. Il demandait au photographe de prendre la photo au moment où l’ampoule s’allumait. Il la mettait dans son nœud papillon après avoir monté lui-même tout le dispositif électrique. Des dingues, je te dis !

 

Si Lam vécut avec nous toute sa vie. C’était notre grand cousin, notre frère de cœur en réalité. Rien ne se faisait sans lui, même les jours où il était de mauvaise humeur.

 

La mère de Si Lam était la cousine germaine de Sidi*. Elle fut veuve très tôt pour des raisons que j’ignorasse. Tout naturellement, sa famille l’entourât et mon géniteur conclût qu’elle devait vivre avec son fils sous son toit : une sœur. C’est ainsi que Si Lam, qui était plus âgé que la plupart d’entre nous, nous vit naître. Il fut mon frère et ce jusqu’à la tombe. 


Bien qu’il fût mon aîné d’une décennie ou plus, nos rapports étaient amicaux, nos plaisanteries grivoises. Je le titillais sur sa mère, mon père devait bien l’apprécier, elle était belle … Je m’en donnais à cœur joie, un humour aux-ras-des-pâquerettes mais assez bon enfant au final. J’adorais rire, ramener la conversation aux sous-entendus, aux hyper-interprétations ludiques. Cela l’amusait aussi. Si Lam était à ma table au déjeuner, chez mon frère le soir. Quelquefois, il s’absentait, deux ou trois jours et nous allions à sa recherche. 

 

-       On comptait sur toi pour le pain chaud, disais-je, et tu nous fais faux bond ! Non, ta place est parmi nous, Sidi l’avait décidé au début du siècle.

 

Il avait ses jours sombres, mais personne ne se hasardait à fouiller là-dessus. Par délicatesse et pour les liens de sang. Il était fier de son fils qui avait réussi des études poussées à Paris et qui occupait un poste important dans une grande multinationale. Fier de sa fille qu’il disait intelligente et virulente. C’était le quart d’heure famille privée quotidien avant les considérations sur la cuisine de mart khali* - ma mère – les suggestions culinaires à mon épouse qu’il romput une fois en lui faisant faire 14 kg de madmouja* aux dattes et aux fruits secs qu’il offrait à des personnalités de ses amis. Une pâtisserie du vieux Tunis faite de pâte, de beurre, de miel et décorée de toutes sortes de fruits secs. 

L’art de Si Lam consistait à table à suggérer le menu du lendemain et du surlendemain. Mon épouse qui était un ange n’osait montrer son exaspération, mais à ce moment-là précis, elle se taisait, d’un coup. Et à Si Lam de passer aux éloges de la cuisine simple, des soupes bienfaisantes, de la gentillesse de Sobel - mon épouse -, de paix à sa mère qu’elle ne connut pas … Et mon épouse répondait que son idée de soupes chaudes et relevées n’était pas mauvaise au final.

 

L’été, nous résidions en mer et Si Lam montait en banlieue avec AM, un de ses amis, qu’il aidait à gérer son hôtel. AM était notre voisin, il invitait très souvent mon cousin à sa table et invariablement, il déclinait poliment : je vais chez nous, tu sais bien, mes vifs remerciements.


Il n’allait chez personne d’autre, jamais. Seule comptait à ses yeux sa relation avec les siens et précisément sa famille maternelle avec qui il vécut toute sa vie.

 

Si Lam et ma sœur  E. s’aimaient depuis tout petits. En silence. Jamais ils ne purent envisager le mariage. Les adultes n’y étaient pas chauds. Probablement pour des raisons d’éducation identique de trop de gavage affectif, de gavage de toutes sortes. Ma mère s’y opposa-t-elle ? Peut-être, je ne saurais le dire. 

 

Bien plus tard, après que chacun eut son lot de vie, ses peines et ses petits bonheurs, ses plaisirs rapides, ils se retrouvèrent lors d’une grande cérémonie chez mon frère et il profita du grand nombre de convives pour se faufiler jusqu’à elle. Elle était amaigrie, malade, sa vue avait baissé… Elle avait préféré rester en retrait au petit salon attenant, elle évitait tous ceux qui n’étaient pas de la toute première lignée, se sentant amoindrie. 

Ce fut l’occasion. L’effervescence générale, les rires, l’inattention firent qu’il put rester à ses côtés un petit moment, chose exclue dans d’autres circonstances où leur communication se limitait aux salamalecs.

 

-        E., lui dit-il, inspiré, ma très chère cousine. Je te vois toujours exactement comme avant : belle et longue et fine et délicate. Je n’ai plus jamais aimé aucune autre femme depuis notre adolescence.

 

Ma fille, metteur en scène de ce moment d’intimité volée, raconta longtemps à sa mère qu’elle vit ses larmes couler, en silence, sans un seul son proféré.

Elle dégagea sa main des siennes, tout doucement et acquiesça de la tête en guise de remerciements. 

 

C’est qu’il y a un âge pour tout, des règles de bienséance, de la pudeur, la douleur de sa vie écoulée, des plaisirs brefs et non entretenus. Une vie égarée de part et d’autre.



Notes : 

Si : Monsieur

Lé : Madame

Sidi : Littéralement = mon maître = Mon géniteur

Mart Khali : ma tante : la femme de mon oncle. 





4 commentaires:

  1. J'ai bien aimé cette délicate pensée à mon père Sidi (Si lam) ! Je vais la forwarder à ma soeur ça lui fera très plaisir.
    J'adore votre style d'écriture où j'ai senti une grande nostalgie du passé avec une certaine mélancolie ! J'ai retrouvé par ce texte l'odeur des petits pains chauds que nous amenait également Sidi lors de ses visites ! Un grand merci du fond du cœur ! A bientôt inchallah !

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  2. Bonjour! Je suis la petite-fille de "Si Lam", la fille de la "virulente"! Pourquoi l'article n'est pas signé?

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    1. Ce n'est pas un article. C'est une autofiction en dix textes. Le narrateur est le cousin de Si Lam.

      Enchantée Virulente Junior ! Merci de me lire.

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