lundi 18 octobre 2021

Les Filandières, 2, Nana

 




 

 

 

Nona, à son œuvre, comme de toutes saisons, fabriqua un fil d’une finesse dangereuse. Aussitôt passé à Decima qui en saisit l’extrême délicatesse, il lui fila entre les mains et la répartition en fut assez conséquente. Morta trancha net, estimant que fragilité et excès ne font pas bon ménage. 

Morta est, des trois Moires, la plus coupante. Nommée l’Inflexible, elle maniait les ciseaux avec dextérité et absence totale de compassion.



Nana

 

« Je m’appelle Zohra mais tout le monde m’appelle Nana. Je mourus léchée par les flammes. Terrible départ. Ou mieux dissémination. Ce sera difficile de se recomposer. »

 

Comment voulez-vous qu’une gamine de quatre ans comprenne quoi que ce soit à la vie ? Comment voulez-vous qu’elle n’aimât pas le confort et la propreté ?

Elle était fine, blonde, laiteuse, les joues empourprées, le cheveu ondoyant, le sourire engageant. Elle fut choisie. Autant dire ce qu’il en était : elle fut vendue. Ce physique sain et vif, il n’y a que le grand air et la latitude pour le fabriquer. La proximité animale aussi. Et si toute sa vie, elle bouda la nature campagnarde, elle restera proche des animaux et jamais on ne la vit sans chats pelotonnés à ses pieds. Zohra devint Nana.

 

-       Nana, tu n’as même pas besoin qu’on te corrige le maintien, tu as un beau port. N’oublie jamais ta maman d’adoption. La vraie mère, c’est surtout celle qui éduque.

 

Une phrase martelée en privé. Nana fut belle toute sa vie, altière, élégante, hautaine, le ton légèrement perché. Elle fut riche héritière. Mauvaise mère à force d’amour de soi, selon son aîné. Mère adorée par ses trois autres enfants, quémandeurs invétérés d’amour maternel, de sourires et de regards surtout. C’est que Nana passa le plus clair de son temps à se regarder.

 

-       Je mérite ma vraie vie. Je suis plaisante.

 

A quatre-vingts ans, elle consulta un psychothérapeute, après des années de mensonges épais à soi-même. 

 

-       Je ne suis pas campagnarde. Cette pauvre femme n’est pas ma mère. Je déteste les trous à rat. Je n’ai ni frères ni de sœurs. Je n’aime pas les fermiers mais les personnes du grand monde. Elles seules peuvent me comprendre. Je suis belle, riche et je m’appelle Nana.

 

 

A sept ans, Nana demanda à sa mère de ne plus l’appeler quand la visiteuse leur rendait visite. Elle la serrait dans ses bras, l’embrassait intempestivement et lui disait qu’elle était belle, voilà pourquoi.

 

-       Je ne la supporte pas. Non, c’est toi ma mère.

 

Elle sourit. 

 

-       Elle ne vient que quatre fois par an, tu peux faire un effort. Elle ne reste que quatre jours. Ne dis pas plus tard que je t’en ai privé. Bon, d’accord, mettons un terme à cette histoire. Viens dans mes bras mon cadeau du ciel, je t’aime comme personne, ma fille.

 

Elle vint régulièrement quatre jours, quatre fois par an, pendant plus de cinquante-cinq ans et ce, même, après le départ de la Grande mère mais ne revit plus jamais Zohra. Nana donnait des instructions pour bien la nourrir, lui offrir victuailles et autres à son départ et restait immanquablement à l’étage, à jouer du piano, à feuilleter l’album de famille, à recevoir son régisseur de biens, ses convives, à manger ses petits gâteaux chauds l’après-midi et à tirer sur son porte-cigarette en nacre fin.

 

 

 

Elle avait deux ans et riait au contact des poules, des petits lapins. Elle avait autour de la taille une sorte de lange qui lui emmaillotait le bas du corps, jusqu’aux genoux. 

Cousu ? Épinglé ? Serré au moyen d’une ficelle en jute ? Improbable. En 1930, le lange était pratiqué partout dans le monde et quand ce n’était pas le tissu, c’était la nudité et la nature. Zohra était juste en coton-lange de mai à octobre, ce qui la dota jusqu’à sa mort d’une belle santé. Elle courait, jouait, riait, tombait et se relevait, apprenait tous les gestes de prudence d’elle-même, selon la bonne vieille méthode inductive. 

Ses frères et sœurs, douze au total, vaquaient à leurs occupations. Les plus âgés travaillaient à la ferme aux côtés de leur mère. Les autres étaient ça et là, à investiguer la terre, les limaces, à ramasser les cailloux polis, à arracher les mauvaises herbes. 

Douze enfants beaux et robustes en douze ans. Le petit Ez, quatre ans, tétait la chienne et son frère l’extrayait d’en-dessous non sans pleurs. 

Cette mère besogneuse, ses douze enfants, ont perdu leur père un soir d’hiver alors qu’il faisait sa ronde de contrôle des alentours de la ferme. En direction du bassin de rétention d’eau pluviale, il fut attaqué par une meute de loups gris affamés et mourut sur le coup. 


C’était la version patentée. Dès lors la mère, multiplia ses heures de travail. Elle avait une petite culture d’ail, s’en occupait et vendait ce qu’elle pouvait sur la place du marché une fois par semaine. Cela ne faisait pas vivre et elle céda à l’urgence de sacrifier quelques-uns de ses enfants en veillant à garder les plus âgés pour les cultures d’oignons et de pommes de terre qu’elle projetait de lancer. 

Cinq furent placés dans des familles de la capitale et celle qui eut le plus de chance fut Zohra, la petite Zohra, la belle Zohra aux joues craquelées, la rondelette qui passa des lapins joueurs et renifleurs au porte-cigarette en nacre, des poules agitées et coureuses aux notes froides du piano ancestral, du rire ensoleillé aux cœur de plomb froid et fermé, de la terre chaude, de la terre humide, de la terre nourricière à l’étage de béton, fermé à la mère porteuse, reléguée à la cave et à la cuisine extérieure.

 

Nana, l’aristocrate des hauteurs blanches et bleutées surplombant l’océan, mourut un 10 décembre, à la mi-journée, dans l’incendie qui ravagea sa maison. Elle y était seule, à l’étage. Son aide à domicile du matin venait de partir et elle attendait celle de l’après-midi. 

Nana n’avait plus de jambes mais des prothèses qu’elle mettait pour se déplacer chez elle et même pour sortir se promener ou aller chez son coiffeur. Le diabète ne pardonne pas et sans les flammes ravageuses, elle aurait pu durer centenaire voire au-delà, tant sa constitution première de Zohra était solide.

 

Elle passa les dix dernières années de sa vie à évoquer la fermière veuve qu’elle ne connut pas. Cette mère courage à qui elle ne ressemblait pas. Cette battante de la campagne qui méritait le respect de tous. Elle parla longuement de seize jours par an où son cœur battait au diapason des activités de l’étage inférieur, de la cuisine extérieure, de la cave sans que son orgueil lui permît d’autoriser une montée voire une descente. 

Son cœur battait différemment ces jours-là, elle le savait au fond d’elle-même, dans cette partie obscure de soi qu’elle refusait de regarder. Les notes du piano n’y faisaient rien. Elle respirait la terre humide, les animaux joueurs, les volutes de fumée de la cave où la fermière leur faisait le pain traditionnel, les bruits étouffés qui montaient … 

 

Tous savaient et tous pratiquaient l’omerta. Nana s’agrippait à son piano, à son étui, à ses meubles, à la photo de la Grande mère, à sa tasse de porcelaine pendant que son cœur, tenu froid, puisait ses pulsions particulières du bas.

 

-       Pardon Ouma, dit-elle dans un râle de douleur enflammée. Pardon Oumaa !

 

 



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