Les amours de feu et d'eau
Sobel de toi
Ma femme a toujours eu un grand cœur. Elle recevait les miens à toute heure, offrait à manger, à boire et à dormir. J’aimais l’ambiance conviviale et festive et bien que tout cela ait son prix en effort et en amabilité, elle ne se plaignait pas sauf quand elle n’avait plus un souffle.
Ma mère vécut avec nous six ou sept ans, quand je décidai qu’elle ne pouvait rester dans la maison familiale. Et mes sœurs venaient avec maris, enfants et même chauffeurs. Ma maison était devenue la maison familiale : Lella y était et je suis l’aîné des hommes.
J’aimais les grandes tablées, les rires et la famille et je n’avais à ce moment-là aucune conscience de la fatigue que cela impliquait. Ma femme avait une aide couchante et pour moi c’était tout naturel que nous soyons tous ensemble autour de la Mama.
Or, Sobel était avant notre mariage une jeune fille romantique, adorée par son père. Elle passait le plus clair de son temps sur son métier à broder, emportée par la voix du crooner égyptien, mais ne ratait aucun point. C’était une brodeuse douée et aucun motif ne lui résistait. Elle s’occupait de son chat toujours pelotonné à ses pieds. Sobel passa sa vie à se chercher une mère. Peut-être s’occupa-t-elle de Lella dans cet esprit-là ?
Ma mère en mourant appela mon épouse et pas une seule de ses filles. Tous les jours, sa chambre était aérée de l’odeur des médicaments, rangée, nettoyée. Tous les jours, Lella attendait d’y retourner dans son fauteuil au salon, en face de la grande fenêtre à travers laquelle elle pouvait regarder le jardin. Sa toilette faite, ses vêtements changés quand elle laissait faire, peignée et parfumée.
- Paix à ta mère Sobel, iaychek, que tu vives heureuse comme toutes les personnes au grand cœur.
Vers la fin, alors que moi, je suppliais la mer de me garder ma mère :
- A moi, Sobel, je meurs, à moi !
Elle mourut dans ses bras. Elle voulait être constamment redressée parce qu’elle se plaignait de douleurs au cœur et le cœur doublé de volume flancha.
Je ne pense pas avoir été un mari exemplaire, mais j’aimais ma femme et les fois où elle se plaignait de trop d’effervescence familiale, de belles-sœurs assises, d’enfants agités, de chauffeurs à nourrir, je lui demandais de le faire pour moi et elle le faisait.
- Pour moi, Sobel, pour moi.
Ma femme avait beaucoup souffert. De n’avoir pas eu de mère, morte à sa naissance, d’avoir enfanté par césarienne, ce qui était une véritable intervention à l’époque, d’avoir perdu M. notre cadet, de m’avoir supporté avec mes frasques et mes coups de gueule. Elle était passée d’une vie de rêves et d’imaginaire aux mille portes à un quelque chose de l’ordre de la précipitation permanente et de l'agitation.
Je me souviens encore de notre nuit de noces. Nous avions eu sa Nana avec nous durant plus d’une semaine. C’était un gage de mère, un gage d’amour féminin que la présence de cette mamie, petite Dame menue et élégante, douce et discrète que j’aimais comme une grand-mère. Nana avait occupé la chambre qui deviendra rapidement celle de ma génitrice.
Le matin du premier jour, un petit déjeuner somptueux nous avait été préparé par ses soins, très tôt le matin, pour ensuite se faire toute discrète et disparaître. Nous allâmes en mer nous promener et ma femme fit de moi, toute sa vie, ce qu’elle avait de plus précieux, la mère, le mari et l’amant. Je fis d’elle ma femme, l’unique, sur le modèle masculin tout en fluctuations. Ce qui fit de mon unique fille une force de la nature psychologiquement, toute en intransigeance sur les questions de principes, c'est à dire toutes.
Sobel aimait mon cou robuste « blanc et sang » et ma fille l’hérita.
La vie à deux a ses moments d’intensité de toutes sortes, ses moments de peine et de bonheur rare et c'est ce que nous vécûmes Sobel et moi, jusqu’à la mort. Je mourus le jour de son diagnostic et de son intervention. Elle me rejoignit quelques mois plus tard, vite fait.
Parce que nous n’envisagions pas une vie sans l’autre, c’était ainsi.
- Non, je ne vivrai pas avec des enfants.
Terrible phrase de deuil, de vide, de canne disparue, de mort du désir ontologique. Terrible phrase pour des adultes à peine, enfants encore, coriaces aussi de résistance douloureuse, pour elle du moins. Pour lui, ce sera le tourbillon, implosion d’un abandon qui datait déjà. L’arrivée de M. et sa mort, la naissance de mon Phare et le début d’un amour filial démesuré.
Ma femme, Sobel, reposons-nous – mais avons-nous le choix ? – C’est aujourd’hui le droit à l’inexistence après le droit à la vie. Et ces explications mythiques venues de nulle part ou de la grande part épico-tragique de l’homme soumis : Les morts ne voudront jamais revenir du domaine des trépassés, quoi qu’on leur propose !
D’où cela vient-il ? De quelles certitudes ? À partir de quel empirisme ? Avec quelles démonstrations, peut-on faire valoir cela ?
Si ce n’est l’œil brillant de celui qui se jette dans les bras du merveilleux. Pourquoi pas ?
Notes :
Lella : Ma mère
Nana : Grand-mère
Iaychek : Que tu vives : Merci
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire