Nous nous sommes tant aimés. Nous nous sommes tant fourvoyés. Nous nous sommes tant déchirés.
Ma femme est morte d’un cancer du sein foudroyant, elle avait 52 ans. Je restai seul dans une maison de marbre et de boiseries qui ne servaient à rien. Le silence s’installa dès après son inhumation et en même temps mon incapacité à mettre un pied devant l’autre.
Elle n’était plus là. Ni son corps, ni sa voix, ni nos prises de bec, ni mon insupportable tempérament. On avait vécu trente-cinq ans côte à côte, à nous aimer passionnément, à nous déchirer, à nous réunir et, de nouveau, à partir en vrille.
Elle s’était volatilisée. Plus de corps, plus de paroles, plus d’inter-action, plus rien. Que ses affaires, ses coins, sa cuisine vide, ses mules en-dessous de la chiffonnière. Mon fils, connaissant ma passion pour l’océan, voulut m’y emmener. Nous habitions à 10m de la Bleue et c’était d’une pénibilité indescriptible. Je regardai mes pieds, ils étaient ligotés, ils tremblaient. Il me prit par le bras pour m’aider à faire mes pas, mais je me sentais tout en pesanteur et la Bleue me paraissait très loin. Pourtant, mon esprit captait tout : sa mort, sa maladie auparavant, la solitude nouvelle. J’avais 57 ans et j’étais engourdi de toutes parts. Comme tétanisé. Pourtant, j’étais fort, grand et entreprenant. La Chose me prenait de partout. Des nœuds dans le cou, le dos, le ventre, les bras et ces jambes ankylosées !
Mon épouse était magnifique, elle avait un grain de peau rare, une voix fluette qui se prêtait à la chanson, une sensibilité d’orpheline de mère et des regards à vous boire d’amour. Elle était exclusive et possessive. J’étais un amoureux de la Femme et de ses atours. Mais ma femme était le retour indépassable, le repère fondamental et le rassurant repaire. Hormis les périodes vagues, humaines par ailleurs, bassement peut-être. Mais je ne me jugeai pas. J’étais un esthète.
Tout l’été, mon fils me poussa vers l’eau iodée. Trois maisons, un petit sentier, un périple pour mes jambes. Cela dut se voir, mais j’étais en dehors du temps et dans le temps. Quelle vie ? Quelles perspectives ? Quelle atmosphère ici et là-bas ? Quelle voix ?
J’étais au-dedans de moi-même, quelquefois répondant avec peine aux salutations du voisinage. Sourires de convivialité, mais peine et précipitation. Mes jambes ne me portaient plus. Mon fils continua et encore aujourd’hui, je lui suis reconnaissant. Il me fit marcher et me trempa dans l’eau.
Avec ma femme, j’aimai rire et voir son émoi. Un jour que nous montions vers notre maison d’été après une matinée en ville, elle, chez son dentiste et moi, au travail, je me trouvai nez à nez avec une auto-stoppeuse du côté de la gare. Très vite, je l’embarquai, après avoir expliqué à la hâte à mon épouse les dimensions de mon humanisme. Elle se reposait sur la banquette arrière et je la fis passer pour ma mère. Elle avait si mal, sa joue si enflée qu’elle n’eut pas la force de protester. L’auto-stoppeuse était jeune, un peu aguicheuse, colorée à souhait et contente de l’aubaine.
- J’espère que nous ne dérangeons pas votre mère, dit-elle.
- Non, nous ne la dérangeons pas, répondis-je aux éclats. Ma mère veut mon bonheur.
Ma femme grognait des choses inaudibles. Je la regardais par le rétroviseur et riais aux larmes.
- Ma mère me veut joyeux et en vie !
Nous étions sur l’autoroute vers chez nous et je babillais avec la jeunette : Un thé ? Faire trempette avec maman ? Vingt-six ans pas dix-neuf ? Ce blond roux vous va si bien !
Et aux trois-quarts de la route, à proximité de la Centrale électrique, mon épouse ramassa ses forces et dans la douleur dentaire folle, exigea que je largue la petite.
- Tout de suite, Grand enfant ! A moins que tu veuilles que j’explose. Vire-moi ce blond rouge d’iciiii ! Quelle pauvre ? Tu veux que j’implose ? La station est par là. Allez, dehors !!!
J’étais en larmes.
- Pauvre petite blonde. Je voulais juste faire du bien. Et tu te dis humaniste ! Quelle honte !
Mon épouse était cramoisie et moi hilare. C’était vers ma quarantaine, au summum de mon dandysme d’enfant gâté, rieur et farceur.
Quand trois mois après le décès de ma femme, mon fils reprit la faculté, je me trouvai complètement seul. Je travaillais machinalement et avec grande peine. Quelquefois, je m’enfermais dans les lieux d’aisance pour échapper aux pressions intracrâniennes. Ensuite, je me recomposais un visage et je sortais. Je me devais d’affronter le monde et les responsabilités et je le faisais dans une douleur intérieure aigüe.
Un jour, je m’arrêtai sur la route D'Antonin, à proximité d’un agent de circulation, l La vie me parut atrocement dure, ma force physique laminée, mon cœur flambait dans mon thorax et j’avais le souffle court.
- Monsieur, j’appelle une ambulance, n’ayez crainte.
- Non, je veux mon fils.
Aux urgences, après une batterie d’examens, ils conclurent à une crise d’angoisse aigüe et m’aiguillonnèrent vers un neuropsychiatre.
- Monsieur, prenez au sérieux votre dépression, elle peut vous faire du tort. Mais vous pouvez aussi vous en sortir.
Que dire à ces jeunes soignants pleins de gentillesse ?
Que cette glue me collait à la tête et que je ne voyais plus mon épouse dont l’odeur et la mobilité physique emplissaient mes yeux et mon esprit à chaque coin de notre espace ?
Que mes jambes étaient devenues fantasques à marcher droit quelquefois et à refuser de me porter d’autres ?
Que je n’avais plus ma Charpente de vie ?
Que je marchais sans boussole ?
Que je ne savais pas où se terrait cette voix que j’entendis durant trente-cinq ans ?
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