Je le voyais tourner un peu autour de moi, me regarder en ajustant ses lunettes. Je compris son manège et, à cet instant précis, je voulus le refroidir. Qu’est-ce que cela pouvait lui faire ? J’ai, tout jeune, développé un rapport au physique très étroit. Et même que je me regardais de très près au point où je connaissais le moindre grain de beauté de mon visage.
Sou, ma cousine adorée, me dit un jour :
- Il faut être un esthète pur pour focaliser sur ce minuscule grain dans l’échancrure de ta lèvre supérieure.
Elle me connaissait comme personne, mais sans mots. Je crois qu’elle se taisait pour moi, parce que très jeune, je haïssais le moindre regard appuyé, la moindre interrogation muette.
Elle cachait chez moi les photos de son amoureux et c’était un précieux secret que nous partagions. Bien plus tard, elle fut la seule qui me reçut avec la personne que j’aimais plus que tout au monde, avec des égards qui me touchèrent fort.
Mais, lui, fut le premier à émettre des doutes silencieux sur ma personne. Sur mon visage, mes sourcils épais. Je le haï longtemps jusqu’à ce qu’il capitule.
J’étais beau, très beau. Les traits dessinés à la règle, la bouche fine, les dents et le sourire éclatants, l’œil immense ombragé par un cil long et recourbé. Les cheveux fins et raides. Grand de taille et plutôt svelte. Mes origines latines m’avaient gâté et je leur en savais gré.
Tout petit, ma mère passait des heures à me brosser les cheveux. Sa voix disait ma beauté et sculptait mes jours à venir, mon futur. Je crois.
- Tu es beau. Tu rivalises avec pas mal. Tes traits sont faits pour être rehaussés d’atours et de senteurs. Mon Dieu, quelle perfection ce visage !
Des heures et des heures à me laisser bercer par sa voix, par cette intense charge positive et flatteuse. J’étais beau et ma mère en était heureuse. Je faisais sa fierté.
Ma mère était assez profondément inscrite dans le rêve, l’imaginaire, le beau et les poissons rouges de sa fontaine en pierre. Elle n’avait aucune conscience du réel trivial. Peu lui importait ce que la table pouvait présenter tant qu’elle portait sa nappe de lin brodée finement et son vase de roses écarlates. Le reste pouvait arriver instantanément. Il fallait bien se nourrir.
Fine viande, fromage, œufs durs à la mayonnaise traditionnelle, pâtes au beurre persillées, salade minute et dessert. Les déjeuners de ma mère se préparaient en quinze minutes chrono entre deux imaginaires de beauté et de musique.
Mon miroir me les fit voir trop épais et je décidai de les tailler un peu afin de laisser plus d’espace à mes beaux yeux noisette. Il le vit. Je le savais.
Quand j’eus seize ans, je laissai pousser ma moustache mais fis de la place pour mon tout petit grain de beauté. Ma bouche n’était que plus belle sous l’ourlet du poil noir coupé court. J’étais très soigné, très. Jusqu’au bout. Enfin.
A douze ans, je vécus de drôles de remous intérieurs. Je me rêvais aimé, enveloppé. Mes espaces d’émoi étaient réceptifs d’ondées incertaines, venues de nulle part et de partout. Quand ma Sou était follement regardée par son amoureux, j’étais tout étourdi, troublé au fin fond de moi-même. Je me rêvais à sa place et je partais en songe. J’étais bien avec ma cousine parce que je ne lui voyais pas d’étonnement, de regards intenses. Et pourquoi d’ailleurs ? J’étais très jeune et je ne comprenais rien, je savais juste que c’était méchant et qu’il fallait que je me défende agressivement au moindre mot. Cela, je le compris très tôt sans en saisir la raison.
Et puis, j’étais gentil, très gentil. Sauf avec les autres. Je voulais montrer ma gentillesse, ma politesse. Je voulais aider, secourir. Je compris plus tard que je voulais être accepté.
Un matin, ma cousine me chargea de faire parvenir une lettre à son amoureux. Je partis. Il fallait qu’il la lise et qu’il y réponde. Ce qu’il fit.
- Tiens, embrasse-la pour moi, me dit-il, en me frôlant l’épaule.
J’en fus troublé au point où je vacillai. Je voulus toucher sa peau, l’aimer et m’offrir. Ce fut une révélation. Un choc. Un bonheur, mais aussi une grosse colère. J’en pleurai à chaudes larmes cette nuit-là. J’étais différent. Tout ce que je savais du monde jusque-là était différent de moi. Je compris bien des choses. Je n’étais pas conforme à la définition générale, aux identités fixées socialement, aux penchants classiques. Ma cousine et moi étions tellement ressemblants, ni l’un ni l’autre n’y vit de la bizarrerie et encore moins du mal.
Je m’inspectais comme tout jeune adolescent et je touchai mes espaces érogènes. Je voulus comprendre, mais les dictionnaires ne m’apprirent rien : ils étaient conçus sur le modèle standard, le moralement correct, le socialement approuvé. Je n’y étais pas. Je ne pouvais m’ouvrir à personne et avec Sou, on avait pris l’habitude du silence.
Le médecin du collège qui nous visitait une fois par mois était particulièrement sévère. Avec moi, il était hargneux. Sans raison. Il me regardait comme l’autre, comme tous les autres, les insistants et, ensuite, les odieux. Pourtant, je ne lui avais rien fait. Sauf le jour où il voulut m’humilier devant tous parce que ma chaussette était trouée. Je lui renversai sa trousse et partis en courant. Ce qui me valut un blâme dans le bureau de la directrice, Mme Turcoing, et un regard noir de mon père. Ce fut le premier jour de notre rupture, jusqu’à sa mort que je portai longtemps au ventre.
A dix-huit ans, mon oncle ne me regarda plus, mon père ne me regarda plus, le lycée se débarrassa de moi, mon frère commença à vouloir me cogner. Je n’avais pas d’amis. Et Sou me défendait en sanglotant.
Je vécus dans le silence, moi le rieur. J’eus un répit de six ans à Paname, au milieu de ma communauté. Je rentrai dans mon pays de naissance quelques années plus tard pour y mourir, un soir de décembre, à trente ans, après m’être vidé de tout mon soûl : je pesais 20 kilogrammes et j’avais la peau sur les os. Par trop d’amour. Oui, c’était de l’amour, jeunes gens.
( Certains récits sont écrits dans le chagrin, vingt-cinq ans après. Et, dans la colère. )
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