Cette nuit, mon père est mort et je fus saisi progressivement par la colère et le silence. Quand j’arrivai vers lui, il poussait des râles et j’étais certain qu’il faisait une crise d’épilepsie. Je lui mis mes doigts entre les dents pour lui permettre de mieux respirer. En fait, il mourrait.
Comment pouvais-je le savoir, je n’avais pas vingt ans ! Mais comme j’avais une intelligence assez exceptionnelle, je crus que j’avais la réponse. Comme toujours. Sauf que c’était la mort et qu’elle concentrait tous les pouvoirs. Cette garce.
Je haïs la médecine. D’abord, parce qu’il fallait apprendre, et ensuite apprendre et encore apprendre. Je la haïs aussi, parce que travailler en morgue ne me plaisait pas particulièrement. Évidemment, c’est un euphémisme voire une antiphrase. Je ne l’avais plus supportée parce qu’en surdoué, je happais tout sans trop m’impliquer et que je fonctionnais, également, au plaisir. La médecine ne fut pas un plaisir et encore moins une passion. Pas une vocation non plus. Pourtant, je réussissais et je réussissais en tout, assez haut la main.
Ce sont mes années de médecine qui me firent introduire mes doigts dans la bouche de mon père pour le ramener à la vie. Et volèrent en éclats mon assurance, ma foi en ma force d’intervention et mes capacités d’analyses objectives. J’eus la vue trouble. De plus en plus. Jusqu’au silence du flanc droit du cœur. Section ombilicale douloureuse.
Je décidai que le responsable de cette rupture était à arrêter. Ce ne fut pas très loin. Je l’habillai de ce crime silencieux.
Le problème avec les enfants uniques, c’est qu’ils n’ont pas eu à exercer leur potentiel comparatif. Ils n’ont pas appris sur le tas, en s’écorchant les genoux, que les égratignures, les blessures nous guettent malgré notre vigilance. Ils ne savent pas le monde de la pluralité criante, des bousculades et des empoignades. Les enfants uniques tombent facilement dans le calme, la solitude, la réserve et l’exceptionnel. Ou alors peut-être l’inverse. Ou alors les deux, qui sait.
Je me sais assez particulier et exceptionnellement solitaire. Ma mère me dit un jour que ses deux filles – mes sœurs – me bousculeront toujours pour me ramener à la trivialité existentielle, par amour et afin de toujours former le trio du rire. Leur arme : l’humour. Mon point fort : l’humour. Même s’il craque un peu par son côté savant. J'avoue.
Quand mon père mourut, je devins taciturne, froid, agressif, violent. Mon être en déroute me domina. Je ne sus plus ni rire longtemps ni corriger des situations et rapidement, je mis les voiles. Si je réussis professionnellement, si je traçai ma route, si j’eus de l’ascendant sur bon nombre de mes amis, si je vins en aide à d’autres, je ne pus me rapprocher de nouveau de mon enfance brillante, fougueuse, historique à plus d’un égard.
Ai-je tiré un trait sur cette belle partie de ma jeune vie ?
Ai-je voulu rééquilibrer les choses ?
Ai-je pris en détestation mes icônes d’enfant heureux et aimé ?
Ai-je gommé ce qui faisait de moi le môme exceptionnel en tout point ?
Je me souviens d’un jour où ma colère était telle que je ne pensais qu’à me faire entendre de la manière la moins ressemblante à ma nature première.
Je me souviens de la haine que j’éprouvais à l’égard de certaines choses et de certains êtres.
Je me souviens que je procrastinais tellement que mes humeurs et mes fluides étaient élagués dans les récipients les moins probables – habitudes estudiantines certes, de cités universitaires américaines.
Pourtant, je suis le beau gosse au regard irrésistible, au sourire franc, à la longue silhouette, au profil au couteau et à l’intelligence lumineuse.
- Ce qu’il est beau ce c … ! disaient les filles de mon bahut, à ma jeune sœur.
Parce qu’en plus, en fier, je ne draguais pas. Elles venaient à moi.
- Dis à ton c … de frère de nous regarder un peu Salomé !
Ce à quoi, elle répondait invariablement en sœur aimante.
- Mon frère n’est pas un c … mais un petit génie et il n’en a cure de vous !
Merci ma sœur, je t’aime. Je serai toujours là pour toi et tu le sais. Merci mes sœurs, je vous aime et je vous protégerai de mes yeux et de mes bras enveloppants, comme ce midi-là.
La mort subite de mon père me contraignit au silence, me mit face à l’absurde, me fit haïr davantage la médecine, me chargea de trouver un bouc-émissaire. L’autorité me révulsait, la droiture me mettait les nerfs à vif, l’ordre et l’organisation me poussaient à la violence alors que j’étais autoritaire, droit, ordonné et organisé.
La mort expéditive de mon père fit taire l’enfant en moi. L’enfant rieur, dynamique, joueur, plein de malices et de trouvailles savantes. L’enfant insouciant, emporté et faiseur. Je devins impénétrable. Épaisse carapace pour décourager les plus entreprenants.
Un soir, que nous étions en promenade, ma mère prit le bras de la jeune femme que j’aime et lui dit ceci :
- J’ai réussi avec mes filles. Pas avec lui. Je veux qu’il soit heureux et je compte sur toi chérie. C’est une très belle personne. Il faut juste parvenir jusqu’à la place centrale du cœur.
Elle l’avait aimée dès le premier jour, lui avait trouvé douceur, patience et gentillesse vraie. Elle rêvait d’un troisième enfant dans son architecture de vie et attendait de voir la suite. Ma mère aimait trois choses : l’intelligence, l’art et la beauté et disait les voir réunies chez ma compagne. Comme chez nous. Les Siens. Évidemment.
Je regardai les profondeurs de la Seine que j’aime tant. J’avais dans les yeux, de nouveau, le bleu de notre crique familiale, dans le cœur l’image exacte de cet homme puissant spirituellement que fut mon géniteur et je sus, ce soir-là, qu’avec l’extinction des sarcasmes, le retour du rire, les promenades nocturnes, l’humour renaissant, une quiétude légère était possible. Parce que vivre n’est rien d’autre que déconstruction et reconstruction et que chaque duvet de vie portait sa facture génétique : pli et dépli. Il faut toujours du temps. Encore et encore. Du temps et du labeur.
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