Au nom des Rose
III.
1933, un hiver glacial, sombre, pluvieux, un hiver de disette et de peurs irrationnelles.
Awa avait 16 ans et avoir seize ans en 1933, dans ces contrées du silence, du vide et de l’aridité, était une malédiction. Elle ne pouvait le savoir : elle était dedans. Awa vivait dans une vieille maison. A 18h, les bougies étaient éteintes. Elles auraient apporté leur piètre réconfort durant moins d’une heure. Au dehors, il n’y avait que boue et personne ne s’aventurait. 18 heures était l’heure de se pelotonner et de dormir. Les journées, certes courtes, étaient plus clémentes et de s’affairer donnait du sens.
Awa alla peu à l’école des métiers. Un an ou deux, peut-être même bien moins, pour vite retourner à la maison où ses tâches avaient été fixées par la grand-mère et la mère. Tout se faisait dans le silence et il suffisait de regards ou de hochements de têtes pour que les sens, très simples par ailleurs, soient décodés. Les contrées du silence ancestral n’avaient pas de compassion.
Être une femme n’a jamais été simple, de tout temps et sous tous les cieux. Alors dans la région d’Awa, à cette époque-là, c’était juste impossible mais elle ne le savait pas et c’était bien mieux ainsi.
Le simple fait de regarder son reflet dans une glace était malvenu. Elle se savait femme en se brossant les cheveux, en se lavant le corps, en rêvant à plus tard, à celui qui la sortira des corvées domestiques. Elle se connaissait plus par le toucher que par la vue. Ses cheveux étaient longs et lisses et sa peau glissante. Cela lui donnait chaud au cœur. Mais elle n’avait pas le temps pour s’aimer, ni pour traîner, ni pour aller chez la Mère couturière, ni pour s’attarder sur quoi que soit qui ne soit pas tâche à accomplir.
En réalité, les choses se faisaient en fonction des saisons.
L’hiver était réservé à préparer le manger comme à toutes les saisons et comme tous les jours. Le pain à pétrir et à faire cuire dans des fours en terre cuite. Le linge à laver et surtout à sécher au-dessus du feu, tâche qui à elle seule, prenait des jours et des jours.
Le printemps, accueilli dans une joie contenue, était consacré aux réserves fruitières, les agrumes tout particulièrement - quelques arbres ici et là, orangers et citronniers - au ménage complet, bien que l’habitation soit assez modeste.
Le début de l’été, dès juin, était destiné aux réserves alimentaires, les céréales. Tout particulièrement. Moudre, tamiser, raffiner, conserver.
L’automne, lui, était centré sur l’huile et les salaisons, le travail de la laine et son entretien.
Chaque saison avait ses corvées avec des invariables toute l’année : le manger et le nettoyage. Il fallait se réveiller à l’aube pour préparer pain et subsistance et, nettoyer. Tous les jours, tous les mois, toute l’année. Plus les spécificités des périodes. Des cycles de vie.
Les corvées domestiques étaient au centre de l’existence, alors homme ou femme, jeune ou vieux, belle ou disgracieuse, la question n’avait aucun intérêt. Et ne se posait pas. Sauf dans l’intimité de ses pensées profondes. Mais, en réalité, les trois-quarts du temps, il y avait un faire machinal qui s’exécutait et s’adaptait. Et l’époque n’était pas à l’engouement et encore moins à la plaisanterie. Les temps rudes des contrées silencieuses.
« Je suis femme, contrainte au silence séculaire, silence des désirs, de la mouvance, de la pensée. Je suis femme, mais cela n’avait aucun sens spécifique. Ou peut-être si : élevée dans le silence et dans la besogne, je traverserai toutes mes étapes de vie dans la même atmosphère. Plus encore, je reconduirai le même schéma avec les miennes, si par malheur j’en aurai. »
Tout est absence de mots, de gestes, d’expressions.
Pour pallier au manque de mots, le mensonge s’imposa. En réalité, une forme de silence, encore, la vérité tenue secrète et surtout pas exprimée.
- Oui, c’est un peu ça mais pas vraiment. Non, je ne le pense pas. Évidemment. Non, non. Je veux un petit peu. D’accord. Ce sera fait. Ce n’est pas nécessaire. Volontiers, à votre service. Oui, oui.
L’ensemble des réponses de trois semaines. Acquiescer et acquiescer. Se taire et se taire. Taire et taire. Opiner et opiner. Hocher la tête et hocher la tête. Des automatismes psychiques prennent racine, le libre-arbitre n’existait pas et même que c’était un anachronisme. Le oui régnait en maître jusqu’à l’oubli total et inconscient du négatif, malvenu, impropre et indécent. Inconcevable surtout.
Le premier homme qui se présenta fut le mari. Awa avait 17 ans, il en avait 30 ou 35, mais on ne refusait pas les prétendants. Taiseux, froid et gauche. Silencieux, évidemment. Awa vécut le corps dans la déchirure, la douleur, la honte et les humeurs de Monsieur. Une vie de saute-mouton et d’embardées. L’horreur.
Monsieur était tout et, d’abord, le couvert et le gîte. Beaucoup d’oignons, de tomates et de pluie qui ruisselle tout au long des murs. Les enfants ne vinrent pas pour pallier au silence.
( Pour ce qu’ils auraient vu.) Quelque peu, trois ou quatre ans. Awa subissait les assauts libidinaux d’une bête enragée. Dans le silence. Elle attendait l’arrivée du printemps de peur que les murs ne cèdent. Et puis, elle regarda au-dehors, derrière la mansarde silencieuse et humide. Un puits profond et asséché, à côté du citronnier. Elle prit l’habitude d’épancher, au-dessus de sa bouche, sa pression thoracique. Et le puits écoutait, dans le silence. Quelquefois, il rugissait quand elle rugissait. Plus, elle vidait son trop plein, plus il était demandeur de confidences. Awa n’avait pas l’habitude du verbe et il y eut comme une frénésie qui lui donna l’envie d’inspecter les fonds de la terre.
Et une aube fraîche, après avoir subi, une partie de la nuit, Monsieur dans tous ses états, elle sortit furtivement et tout en sourires, elle prit le parti de tout révéler, jusqu’au duvet des mots tus, au seul ami qu’elle n’eût jamais, le puits et son fond vertigineux.
Awa partit dans les profondeurs du silence à 19 ans, en 1936, par manque de verbe apaisant.
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