« Écoutez, je ne vais pas vous laisser faire. A chaque fois que l’une ou l’autre s’ennuie, elle vient me chercher des poux ! Que celles qui m’en veulent pour des faits que j’aurais commis ou des propos déplacés que j’aurais tenus viennent tout étaler ! Sinon, non ! Révisez-vous. Point.
T’ai-je blessée ? Ai-je médit de toi ? T’ai-je agressée ? Ai-je aguiché ton partenaire ?
Non. Alors basta !
Je sais être virulente. Je ne suis ni froide ni distance, je suis ainsi. J’ai mes délires personnels, mes tasses de thé à moi. Je vous regarde, vous êtes sympas, je vous accepte telles que vous êtes, mais je ne suis pas ainsi. Faites pareil, acceptez-moi telle que je suis. Je ne suis d’aucune façon obligée de m’aligner sur vos idées, vos conceptions, vos vérités, vos plaisirs, vos facilités !
Pourquoi m’en voulez-vous ?
A moins que ce ne soit pulsionnel et là, Mesdames, faites appel à votre conscience. Oui, oui, vous en avez bien une et elle a grandement besoin d’être sollicitée. Les pulsions de mort sont ravageuses pour vous-mêmes déjà, alors pincez-vous et emplissez-vous de confiance, de bonté et de tolérance.
On ne choisit pas tout le monde et il y a des êtres qui sont naturellement sur notre route, faisons avec. Pour les échanges profonds, nous sommes maîtres de la situation. Et pour débattre de l’œuvre de Camus, de Sartre, de la pensée de Spinoza, je ne vous embêterai pas. »
Ainsi s’exprima Lou, un soir de grosse colère et de refus catégorique du gratuit.
Peut-être à cause de lui ?
Que vous dire sur Lou d’assimilable d’emblée ? Ma sœur est space, totally. Belle mais se définissant comme un être pensant. Rigoureuse et assez intransigeante. Solitaire et aimant l’humain. L’animal et le végétal. Parlant aux plantes en les caressant. Se confiant à Bétha sa chienne.
Jeune, elle s’enfermait à double tour pour lire, lire et lire. Quand nos cousins venaient nous rendre visite, elle plaquait son bureau contre sa porte déjà verrouillée de peur de les subir. Ils étaient turbulents et n’avaient aucune oreille. Elle lisait le jour, l’après-midi, la nuit et en voiture, les soirs de retours de week-end avec une lampe électrique. Un jour, à table, notre père, pris d’un accès de colère, lui enleva le livre des mains. Pourtant, il l’aimait plus que tout au monde et là-dessus, il eut tort. Il l’aima et la monta contre un tas de choses. Papa était amoureux de Lou, c’était évident aux yeux de tous. Sa beauté ? Sa sagesse ? Sa rectitude extrême ? Sa liberté ?
Ma sœur était fort singulière. Et nous l’aimions pour cela. Mais cela, c’était nous.
Adulte, Lou était peu mondaine, avait une vie emplie d’imaginaire livresque infini, de poésie, d’arts, de théories sociologiques et philosophiques, de politique, mais faisait l’effort de ne pas bouder les cérémonies de la grande famille, le deuxième cercle.
Femme aimée et aimante, Lou fut heureuse, eut des moments puissants, toujours dans la différence. Elle aima un homme dans le sens qu’elle donnait au mot. Ce n’était pas une définition genrée, c’était sa conception de l’homme : parlant peu, écoutant bien, être réfléchi, être de retenue et de pudeur, être de praxis et de responsabilités, être d’amours silencieux et chargés, être de teneur, évoluant avec une élégance vraie et discrète, être d’horizons artistiques grandissants au fur et à mesure de l’esthétique et de la voyance …
Et il en fut ainsi pendant assez longtemps. Sauf en période d’impératifs triviaux. Jusqu’aux déformations inratables consécutives de bon nombre de facteurs. Pudeur, ma sœur n’aimerait pas.
A la quarantaine, Lou se trouva seule. Éros, en morceaux, fut vaincu par Thanatos. C’est ainsi. Chronos et Destinée sont impitoyables. Ce fut sciant. Elle marchait dans un tunnel où sol et plafond se confondaient. Elle avait dans la tête des pressions intracrâniennes chargées d’électricité. Et elle restait debout, obstinément. Debout, pour les autres. Jusqu’au dépassement. Avec Lou, on ne pouvait qu’assister à ses résolutions, même si quelquefois, elle vous écoutait, c’est-à-dire qu’elle évaluait vos arguments. Je t’aime ma sœur.
C’était une réception familiale, la famille du second cercle. Elle était séduisante et simple. Elle alla saluer tout le monde, un à un, mais personne n’osait l’approcher. On la trouvait distante. Elle était différente. On l’observait de loin et elle répondait par des sourires. Elle me confia un jour, qu’un de nos cousins que nous aimions bien, lui dit, de but en blanc :
- Quelquefois, tu me parais comme anormale.
- Je suis bien normal, dit-elle, dans un sourire.
Il était très gentil et l’avait toujours aimée en silence. Mais ses paramètres sociaux et mentaux ne l’autorisaient pas à envisager la différence et la praxis libre. Nous sommes avec ces cercles-là dans le Même, l’absence d’altérité, le conformisme absolu, le béni-oui-ouisme complet, la répétition fidèle des schémas éducationnels, familiaux et sociaux. Elle l’aimait bien mais haïssait, de toute sa force mentale, ses sentiers battus séculaires. Mais elle ne lui en voulait pas à lui : il était dé-outillé. Totalement.
La soirée était agréable, le bruit assourdissant, les allées et venues multiples, personne ne pouvait en plaçait une : le musicien hurlait ses poumons. Certains morceaux lui faisaient revenir à l’esprit, l’amour, le corps à corps : une dimension épique propre aux fêtes. La culture est enracinée en nous quoi qu’aient pu être notre élagage et notre empreinte. Dans ce que nous avons choisi de garder.
Quelques proches la boudèrent, gratuitement. Cela la peinait, mais l’exaspérait aussi. Voilà pourquoi, quelques jours plus tard, lors d’une après-midi sensée être de rires, elle pensa haut et tint une tirade de refus.
- Non au gratuit, dit-elle, en achevant son propos.
Lou était considérée comme une originale, pour les plus vipères comme une dé-rangée. Elle était juste un mélange de curiosités intellectuelles, de savoirs permanents, d’une résolution prise très tôt d’apprendre à vie : L’apprentissage à vie qu’elle claironnait professionnellement.
Elle vivait dans ses passions, ses délires, ses rêves, ses objets d’interpellations et disait ne pas être responsable de l’inconfort qu’offre la différence aux communs des mortels.
- Désolée de ne pas fournir religieusement le confort du Même, disait-elle.
Peu importait à Lou que son discours soit inaccessible. Elle ne comprenait pas comment on prétendait évoluer sans s’emplir des choses de l’esprit ou de l’habileté des doigts pour ceux qui disposent de cette ingéniosité. Vivre pour survivre, vivre pour vivoter, vivre pour paraître, vivre pour les autres, la galerie, vivre pour l’opinion des autres, vivre pour répéter à l’identique des habitudes ancrées insignifiantes et les dire culturelles ! Petite culture alors.
Lou souffrait de l’insignifiance et n’était en harmonie qu’avec nous autour. Les siens qui partageaient avec elle originalité et liberté.
- L’avantage de ces sorties sociales, c’est qu’elle aiguise mon sens de l’avancée personnelle, du largage total du Même. Il y a un âge pour le silence même si je l’ai très peu cautionné. Oui, n’ont de beau et de dynamique à mes yeux que la liberté de penser, de dire, d’être et d’exister. Ontos de vous, ma sœur et mon frère.
C’est notre Lou, identique à elle-même depuis la petite enfance, entre calme, sens et existence.
A suivre
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