Il n’y a pas de mots ni de lettres tracées, sans pudeur et sans amour des autres. Des autres authentiques et dignes.
Pensées à Saloua Ayachi, à la réserve et à l'aura toutes naturelles.
Le reste est verbiage et agitation.
Trois cent soixante-cinq marches qui mènent vers la Bleue, le riche et tumultueux bassin, la vieille mer nourricière. La vue est imprenable, les bateaux alignés et le dynamisme des ports est une des plus belles garanties marines de vie à perpète.
Des fanions du monde entier, des entrées et des sorties, des arrivées et des départs, des manœuvriers, du linge léger et des pieds nus, des langues qui s’entrecroisent et des verres qui se lèvent …
Elle laissait la petite colline derrière elle, des murs blanchis à la chaux et des moucharabiehs bleu ciel. Une descente laborieuse, mais lente, parce que chaque marche portait sa signifiance intrinsèque. Les images se bousculaient dans sa tête, les êtres aussi, intacts de vie.
Pourtant, elle aimait l’à-venir par-dessus tout. L’à-venir avec cette orthographe pour remettre littéralement à l’esprit, le sens du temps. Une belle flèche élancée.
Pourtant le monde est rempli de laideur, d’ignominie, de supputations, de stratèges et de petites personnes emmitouflées. Elle avait souvent prêté l’oreille, fait confiance, enrichit l’autre sans deviner la parole double ni l’inauthenticité. N'est pas digne qui prétend l'être.
Du temps offert, du don de soi. Jamais le paysage qui s’offrait à ses yeux, embrumés du passé et en hâte de l’à-venir, ne les appellerait. Il sait leur être intérieur. Parce que l’eau iodée ignore le mensonge et ils ne sont que cela. À peu près.
Une main vigoureuse ferma ce tiroir désert de reliques.
Elle les revit dans ce don de soi humain - et quémandeur de vie, inconsciemment. Ce qui n’enlève rien à la valeur des gestes répétés. Elle sait aujourd’hui que donner aux autres est d’une belle noblesse mais aussi d’un inutile de vie, si l’humanisme n’est pas une conception commune.
L’intelligence est incontournable, qu’elle soit naturelle, spontanée, adaptée et nourrie ou académique et exercée. Ils avaient tout donné aux vils et cela est injuste. Parce que les vils ne sont pas méritants et que la vilénie est impardonnable.
La vue de la mer en bas lui ramena à l’esprit, le grand blond vigoureux, passionné de mer, de bateaux, d’iode et de soleil. Et de rires. Le matin, le midi et le soir. De rires hâlés, de rires salés, de rires de vie, générateurs de moments festifs. Il partit à la vitesse de la lumière, au détour d’un cœur battant violemment et rien ne lui fut retenu de ses dons de soi.
Implacable le gong quand il se fait entendre.
Elle avait toujours dans un coin de l’esprit, cet être de silences et de dignité qui aimait tant la vie, qui aimait tant la musique et le Beau, cet être de souffle porteur et de nœuds gordiens. Un être de séduisance et de parcimonie verbale. Un fier, la tête haute. Il portait ses roses éclatantes à chaque instant de vie malgré les vieilles épines lancinantes. Il les fit taire des décennies et un beau jour, elles laissèrent tomber des gouttelettes de sang indélébile.
La vie ne nous appartient pas complètement même si notre philosophie nous guide et que l’avenir est notre destinée. Elle était au milieu des marches, la Bleue s’approchait progressivement et les images et les êtres se bousculaient au portillon.
"L‘à-venir, se disait-elle, je n’aspire qu’à l’à-venir. Je ne ressemble pourtant pas à ces êtres de l’immédiateté, pour qui l’existence est opportunité et chances à saisir. Non. Tant s’en faut."
L‘à-venir, oui, mais sans gloutonnerie ni convoitise. Et ce n’est pas forcément attributif des mythes que d’aimer lentement. C’est même cette lenteur qui garantit la force et la profondeur.
Dans un autre coin de sa tête, son ami fou, amoureux des hommes dans un silence coupable. Il vécut arc-bouté sur sa vraie nature, parce que la stature droite lui était refusée, par lui-même et par les autres et même quand il voulut louvoyer, chose qu’il faisait mal, il échoua lamentablement. Il prit femme, fit un enfant à la hâte et regagna sa solitude extrême et ses divagations. Pourtant, il fixa une méthodologie de la démarche : faire ci et ensuite ça, dire ci et ensuite ça … mais une nonne aurait vu son désordre. Il haïssait le corps féminin et trouvait en Loth la magnificence masculine. Il passa la moitié de sa vie dans sa tête, à essayer de comprendre, loin de tout, compliquant tout au passage jusqu’à la confusion.
Les hommes jugent, condamnent, sont férus de potence et d’exécution. Cela conforte leur vérité qu’ils prennent pour salvatrice. Surtout les plus nombreux, dénués de la réflexion la plus élémentaire. Et pourtant leurs vérités ont mille ou deux mille ou quatre mille ans d’architecture et d’édification. Une broutille au regard de l’existence. Et ils y tiennent et ils avalent et ils se lèvent munis de leur faux pour éradiquer. Parce que le sang mythologique frappé sur la pierre les rassure et les rassasie. Jusqu’au prochain étripage.
Et puis cette Dame, partie nonagénaire. La chance ! Elle passa son existence à se nourrir de notes musicales, de mer, de regards perdus et de mots bienfaisants. Elle passait ses courtes après-midis d’hiver à nourrir les poissons de la fontaine de son jardin.
« Tut, tutut, tutut, venez, venez, je vous aime ! » Et elle les nourrissait presque à la main.
Elle avait sa tortue, enfin celle de sa belle-mère, sans âge La Grâce, comme elle l’appelait et comme elle disait.
« La Grâce, venez, venez, votre laitue vous attend. »
Et La Grâce venait et mâchouillait consciencieusement ses feuilles et se laissait effleurer du doigt léger de sa mère-humaine. La Grâce vouvoyée par sa maman à laquelle elle succéda.
Une maman qui fut une splendeur de beauté, de jeunesse, qui aima son époux, latin d’origine ; un brun séduisant et souriant, au nez sculpté, qui porta haut leurs chairs dans des ébats d’amour sincère et vrai.
« Madame, je vous ai dans le cœur et dans la peau », lui disait-il, à chaque anniversaire, en la parant d’un bijou fin qu’il mit un an à pouvoir lui offrir. C’est que Monsieur était un fonctionnaire respectable et respectueux et non point un riche négociant comme les maris de ses sœurs, et chaque jour de travail, était en partie pour elle, à la hauteur de ses attentes, à celle de ses sacrifices à lui. Et il était heureux.
Des après-midis de musique avec les poissons et La Grâce de sa mère et cette splendeur d’épouse, toujours un peu décalée, au regard un peu perdu, qui lui souriait des yeux et de la bouche quand, doucement, il entourait ses épaules de son bras. Une existence de sentiments, de douceur et de finesse. Rare.
Elle était presqu’en bas. La mer était d’un bleu étincelant. Un petit brouhaha marin, des vendeurs de poissons à la criée sur la droite à l’entrée du port. Quelques têtes se retournèrent sur son passage. Elle était bellement parée comme chaque jour de la tête aux pieds, altière et vaporeuse, simple aussi parce que peu de choses lui suffisaient. Elle avait une grâce rare et sa démarche, légère, lui faisait à peine effleurer le sol.
Elle prit l’allée gauche du port, c’était la plus longue, le vent faisant virevolter sa chevelure, elle souriait.
« L’à-venir, murmurait-elle. L’à-venir. »
( À suivre )
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