Dans l’eau, tous les impacts, toutes les cavités, tous les gouffres, traces du passage des autres sur son entité disparaissaient. Totalement. Elle était libre et immortelle. Beaucoup par l’action de l’eau et beaucoup par vieille décision personnelle.
Elle était dans son amniotique de genèse, les choses se faisaient d’elles-mêmes mues par une énergie dynamique continue propre à la matière. Elle se savait matière, comme l’air, l’eau et le sable dont elle était probablement un très vieil alliage. Elle assurait la mobilité, cela elle le pouvait, crawlait dans l’eau dans une félicité rare. Matelot faisait ses planches non loin d’elle, tout aussi scrupuleusement voire religieusement.
C’était un moment fort de leur rendez-vous bihebdomadaire : iode, silence et mouvements sur une trentaine de minutes. Après quoi, un verre de blanc et des mots. Quelques petits poissons nageaient en surface et elle espérait en être touchée. Ils avaient une grâce touchante et elle avait consenti à croire, il y a déjà quelques décades que d’en être approchée, était un message ontologique.
- Venez, venez, mes chéris.
Matelot remonta, se posa quelques minutes sur la banquette proche du cockpit et se mit ensuite à garnir la petite table : toasts aillés à la tomate fraîche, canapés à la boutargue, tomates cerise à la burrata et au basilic, concombres nature, crevettes à la sauce soja et mini-pizzas. Il posa deux verres et une bouteille de Chardonnay. Elle prenait toujours un verre qu’elle sirotait tout l’échange, une heure ou trois, indifféremment. Elle remonta à son tour et il lui tendit un linge.
- Je vous attends.
Ils avaient toujours veillé à garder le vouvoiement - sauf au coeur de l'inatteignable, quand le souffle est court - bien que leur amitié date. Ils aimaient cette élégance et l’accord était tacite. Parce que leur amitié, sur les questions intimes ou décisives ou douloureuses n’avait pas besoin de mots.
- Merci, lui dit-elle.
- Dis.
- De la colline au port, les réminiscences avaient pris le rythme des marches.
- Des êtres marquants ?
- Presque tous, à des intensités variables. Et vous ?
- L’à-venir.
- Aussi. L’à-venir.
- J’aurais voulu t’aimer comme un homme aime une femme.
- Un homme aime aussi un homme.
- La culpabilité a laissé quelques résidus. Comment allons-nous nous acheminer vers la poupe ?
- Tout dépend du vent, dit-elle, dans un sourire.
- Les vents n’agissent plus, vous le savez.
- C’est vrai. Sauf si on baisse la garde.
- On n’est maîtres que d’infimes parties aujourd’hui. La peur grignote au quotidien.
- L’à-venir serait donc totalement inconnu ?
- C’est juste un espoir, en réalité.
- Espérons, très cher.
Ils levèrent leurs verres.
- J’adore, dit-elle.
- Une goutte !
- Mais quelle intensité !
Ils se turent. Quelques poissons téméraires faisaient des acrobaties et introduisèrent de légers bruits dans le silence du large.
- La finitude ne me tente pas.
- Même pas au fort de la tempête. Jamais.
- J’ai envie d’être aimé. De nouveau.
- Nous nous aimons et, mieux, nous rêvons : un rendez-vous au large. Qui dit mieux ?
- Évidemment. Mais l’attente est calme.
- Aux dimensions de notre enthousiasme. Tu parlais tout à l'heure de la peur qui rogne toujours un peu plus. Mais toi, contrairement à moi, tu rêves toujours de tes vingt ans.
- Peut-être. Mais toi aussi tu es un être mythologique.
- Ce n’est pas faux, mais si mes vingt ans me tentent comme toi, je ne serai pas sûre du trajet parcouru, déjà, à mon actif. Je ne serai pas sûre, non plus, que je ne subirai pas des cavités, des gouffres pires que ceux que je porte aujourd’hui..
( Sourires )
Ils levèrent leurs verres.
- A l’à-venir léger, radieux, prometteur de vie et de bulles heureuses.
À-terre la peur ! disent-ils, en chœur.
Leur hymne ontologique.
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