L’allée gauche était longue et plus elle avançait, plus l’eau s’obscurcissait, un camaïeu du plus bel effet et elle vénérait les bleus de la mer. Les odeurs marines emplissaient ses poumons jusqu’aux hauts-le-corps et elle sentait fortement l’instant.
« Je vis. Et je vais vers l’à-venir. »
Elle était à une bonne distance du rivage ou plutôt des quais des plaisanciers, seule, comme elle aimait l’être. La mer, ses réminiscences, l’à-venir et elle avec elle-même. Dans ces moments-là, elle était d’une richesse extraordinaire, d’une prodigieuse faculté à revoir les choses et les êtres, à les analyser, à les remettre dans leurs contextes avec une précision rare, à se souvenir des dessous de situations, mais elle ne s’y attardait pas longtemps parce qu’elle savait que c’était du temps perdu. Elle avait le regard absolu, la perception et le saisissement absolus des choses et des personnes.
A vingt ans, elle vivait cela sans trop y prêter attention, elle était déjà largement hypersensible et détectait bon nombre de pensées silencieuses et d’êtres travestis de sourires. Là, quadragénaire, elle était parcimonieuse avec son énergie et veillait à une distribution au compte-goutte.
« Cela ne vaut pas la peine. Et l’homme est ainsi. »
Elle était arrivée au point le plus septentrional du port. Derrière elle, c’était minuscule et flou et sa myopie, qui lui rendait souvent service, n’arrangeait pas les choses et restait fidèle à elle-même. Elle se déchaussa, enleva sa robe longue et alla s’asseoir sur son rocher. L’eau léchait ses orteils et puis ses mollets, à mesure qu’elle y enfonçait ses jambes. Elle s’est toujours sentie libre, plus quand elle était au contact de l’eau. Sa peau désirait la Bleue et elle le lui rendait bien.
L’à-venir inéluctable, elle le voyait dans le fond marin et l’à-venir immédiat à sa surface, dans le doux clapotement, la tête tantôt en-dessous tantôt au dehors. Les bras jetés devant, dans une symétrie connue des seuls vrais nageurs, ceux qui ont eu la chance de connaître l’eau à sept jours comme de tradition pour les natifs de la saison estivale dont elle ne faisait pas partie. Elle connut l’eau à deux mois et demi - pas si tard que cela - et depuis elle ne la quittait plus. Elle se souvint d’un terrible été où elle n’y alla pas et où le manque la prit à la gorge. L’été 91. L’été de la déchirure.
Elle sut toujours sortir la tête de sous l’eau et construire du bonheur et même au milieu de la perte, elle fut digne et le désir de Beau ne la quitta jamais.
L’eau, son ressac l’appelaient et elle se laissa glisser. Elle souriait, se mouvant prestement dans la Matrice iodée. La fraîcheur venait de toute part et elle se sentait légère et heureuse.
Un bateau passait non loin d’elle et un matelot lui fit un signe de la main.
- Tout va bien ? Vous êtes un peu trop loin, là.
- Je suis la Dame de l’eau, répondit-elle.
- Je n’en doute pas.
Il éteignit le moteur, laissa le bateau tanguer vers elle et fit glisser la descente.
Elle monta.
- Il n'y a pas de plus belle rencontre, lui dit-il.
- A temps. J'avais envie de me laisser aspirer par les profondeurs.
- Cela aurait été dommage.
- Vous n'en savez rien.
- Venez regarder de vous-même, mes capteurs vous feront voir les fonds. C'est très beau, mais pas au point de s'y laisser aller.
- On ne s'y ennuierait pas en y ajoutant ses péripéties ontologiques et son imaginaire.
- Ces deux-là, vous les aurez toujours ici. En-dessous, sans air, plus rien !
Ils sourirent. Elle, aérienne et marine, lui, trivialement matériel et stoïque.
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