Une vie de silences obligés
Je pleure dans le silence de ma tombe, les larmes ruissellent aux souvenirs de ma très courte vie. J’aimai puissamment Ramsès et nous nous fréquentâmes assidûment durant trois années. Nous avions vingt-cinq ans et notre attirance réciproque s’imposa à nous comme une fatalité. Et puis, comme une découverte. Et après, comme une évidence heureuse.
Lui, contrairement à moi, n’avait aucune féminité extérieure, ni dans les gestes, ni dans les expressions, ni dans la démarche. L’amour des hommes ne paraissait pas chez lui. Adolescent, il eut quelques petites amies, pour faire comme les copains, me dit-il, mais sans envie réelle et plutôt froidement. Des petites sœurs qu’il aimait beaucoup, sans plus.
L’une d’elle, très éprise de lui vraisemblablement et n’en pouvant plus du manque d’approche tactile, lui demanda un jour, à brûle-pourpoint de l’embrasser.
- Mais je te tiens la main, lui dit-il. Je n’embrasse pas les filles, mais je les aime.
Il avait quatorze ans et elle lui révéla quelque chose de lui qu’il ignorait. Il en fut inquiet quelque temps et prit une autre copine. Il aimait se promener avec elle, lui tenir la main, mais n’était pas attiré ni par sa bouche ni par son corps. C’était certes de l’amour, mais de l’amour froid. Cela ne dura guère longtemps ni avec la deuxième ni avec la troisième. Il fut triste de les voir le quitter dès l’instant où les choses n’évoluaient pas. Il resta seul et choisit d’oublier l’amour. Le sexe, il ne connaissait pas : il ne s’exprimait pas en lui.
Un jour, une copine de classe en Terminale lui demanda s’il était amoureux et il lui fit part de ses expériences infructueuses, de ses sentiments vrais, mais de son incapacité à envisager plus que cela avec les filles.
- Je crois que je suis un idéaliste, lui dit-il.
- Ou un homosexuel qui s’ignore, lui dit-elle, le plus sérieusement du monde.
- Tu es folle, lui répondit-il. Je ne suis pas pédé moi !
- Homosexuel Ramsès, pas pédé.
Il rentra chez lui fort mécontent, l’esprit en déroute. Cette copine-là, je m’en passerai bien, elle est irrespectueuse, se dit-il. Leur amitié continua et quand un jour, en classe de philo, elle demanda à leur enseignant si les orientations sexuelles faisaient partie des libertés individuelles.
- Évidemment que cela en fait partie. Dans l’absolu. En réalité, tout dépend du pays où l’on vit, de ses lois et de leur avancée et de l’éducation reçue. Autant vous dire qu’ici, on en est loin et que l’éducation réprime au point où certains ne savent même pas qui ils sont, ni ce qu’ils sont.
Ce fut édifiant. Pour tous et pour Ramsès, tout particulièrement. Une porte ouverte sur soi. Entre rejet, haine, détestation de soi, évidence et auto-répression.
Notre rencontre fut puissante. Nous nous découvrîmes sans peur et nous nous aimâmes. Évidemment, dans le silence, toujours le silence et nous nous cachâmes. Seule, elle, savait, son amie du lycée. Ils étaient liés par une grande amitié et elle contribua fortement à le révéler à lui-même, mais il n’avais pas sauté le pas.
Avec Ramsès, c’était tellement de l’amour que quelque part, à mes yeux, on y avait droit. Le corps n’était même pas au rendez-vous les premiers temps et ce malgré le désir et nos peaux en émoi. Trois années de bonheur secret où nous rêvions de quitter le pays pour aller vivre ouvertement dans le monde moderne. Quelques proches avaient saisi, sans mots : sa grande sœur et une proche des miens qui faisait de la liberté sa foi fondamentale.
Ramsès mourut dans un accident de voiture, j’en fus mort et je partis vivre à Paris où je multipliai les aventures. J’étais devenu un pédé, ouvertement et sans amour. Une pute ou presque. Je cherchai Ramsès partout chez les autres hommes.
C’était les années 80/90 et j’attrapai le mal honteux, le mal du déshonneur, le mal tueur, le mal punitif. Je m’en cachais, prenais soin de ne pas approcher des autres, de les protéger.
Et un jour, malgré tout le déni que je mettais à ne pas admettre ma disparition laborieuse, la chose se vit.
Je retournai mourir chez les miens. Je pesais vingt kilos. Je ressemblais à un squelette. Des parties de mon corps en lambeaux étaient tapissées par des couches épaisses de sparadra. Par mes soins. Dans le silence. Et la rage. Parce que mourir n’est pas facile. Même quand l’amour de ta vie est de l’autre côté.
Le mal m’ouvrit les yeux sur les errements de nos vies, sur la notion du temps, sur la signifiance de Vivre. J’avais trente-deux ans, trente-trois, peut-être, et je mourus d’avoir aimé, de m’être regardé dans les yeux, à contre-cœur, toujours dans la contrariété en vérité, sauf avec Ramsès, sauf avec lui.
Ce fut de l’amour, sans honte et sans rejet. C’était une telle énergie que nous fûmes happés par sa force et son honnêteté. J’en pleure encore du fin fond de ma tombe. Je pleure le non virulent, la condamnation sociale, l’irrespect amoral, la haine de l’autre, la discrimination genrée, la mort gratuite de l’objet de nos désirs. Je pleure la douleur d’être un être humain dans nos sociétés castratrices.
Non, je n’étais pas un pédé, j’étais un homme qui se découvrit homme difficilement, qui aima et en mourut.
Une vie de silences obligés.
Que c’est bête !
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