samedi 29 mai 2021

Le pays de SA






J’ai des liens indéfectibles avec des amis virtuels, des personnes rares intellectuellement et qui constituent le fleuron de la pensée d’ici et d’ailleurs. Des engagés politiquement, philosophiquement, associativement, culturellement, artistiquement … 

( Reste à consigner leur apport pour la mémoire collective.)

 

Et puis, les amis existentiels comme je les appelle, proches de toujours avec lesquels j’ai pas mal d’affinités, que j’écoute avec attention et curiosité, qui m’apprennent bien des choses et avec lesquels j’échange au gré des occasions.

 

Ces amis-là, libres, dénués de préjugés, respectueux de la différence, tolérants, qui portent le fardeau d’un pays - à la nature et au paysage superbes, un pays en amont d’un continent, dressé en Méditerranée encore plus vaillamment que la statue de la liberté – qui recule dans tous les domaines et d’abord dans celui de l’apprentissage, de la chose savante et culturelle, dans la mentalité, la perception des choses. Un pays qui n’institutionnalise pas encore l’esprit critique, le respect des autres comme bases d’appréhension de tout.

 

Il y a un moment où on éprouve le besoin de s’éloigner, de prendre l’air mais aussi – surtout, je dirais - d’axer sur les livres, la connaissance pure afin de se ressourcer et de se reprendre. Quand on est vidé ou quand les amis riches se font rares ou quand l’espoir d’être agissant se liquéfie ou quand on voit partir des personnes précieuses qui ont mis leur vie au service de la pensée libre et de la libre-pensée ou, pire, quand on se trouve nez à nez et, malgré nous, obligé de « coopérer » avec la médiocrité et le degré zéro du savoir et du savoir-faire.

 

Un responsable me dit un jour : « C’est ce que nous avons pour l’heure. »

Le lendemain, je pliai bagage. C’était urgent pour mon bien-être spirituel : je n’ai jamais su donner le change ni faire semblant.

 

Feue Saloua Ayachi était une amie existentielle. Pourtant, ma véritable amie était sa jeune sœur, à l’université. Nous nous étions, vite fait, liées d’amitié au vu de nos nombreux points communs tant sur le plan familial que personnel. HA était - est - discrète, réservée, rougissante, extrêmement correcte et assez vieux pays. 


Je connus feue Saloua Ayachi dans le cadre des travaux de préparation des épreuves nationales – le baccalauréat en l’occurrence. Elle était professeur depuis un moment déjà et j’étais dans ma fougue professionnelle des premières années. J’eus une altercation avec une responsable qui crut que je tirais une gloire du choix de mon travail. Je ripostai violemment et fortement. Saloua Ayachi qui ne me connaissait pas alors s’interposa et me glissa à l’oreille un « laissez tomber … ». 

Son élégance naturelle, sa simplicité, sa douceur, sa courtoisie me firent « lâcher l’affaire ».


Ce fut le début d’une amitié de sourires, d’échanges, de débats, de parité homme-femme : notre cheval de bataille, de livres, d’écrits, de militantisme discret, de respect réciproque, de sorties régulières, de collaboration professionnelle, de soutien réciproque.


Feue Saloua Ayachi était une Dame belle et saisissante. La peau laiteuse, les joues roses et le cheveu à la garçonne noir jais. Grande de taille, mince, elle était d’une grande élégance. Femme discrète, je ne sus son passé de militante que via un ami commun de plume : feu Gilbert Naccache qui lui vouait un respect sans faille. SA était une féministe pure et dure. Elle ne supportait aucune ségrégation et avait un regard acéré sur la société et son conservatisme.


Étudiante des années 68 et suivantes, elle fut fort imprégnée par les mouvements contestataires de l’époque en France et ensuite ailleurs, tous azimuts. Lectrice de S. de Beauvoir, de la littérature de gauche d’alors mais aussi des auteurs anarchistes : Emma Goldman, Alexander Berckman … passionnée de Camus, de surréalisme, d’avant-gardisme … elle s’inscrivit rapidement et naturellement dans le mouvement de contestation montant du pays.


Les étudiants de l’époque avaient eu droit à une formation colossale : des enseignants chevronnés, le système franco-tunisien, l’époque, la construction de la Tunisie postcoloniale, les 20 glorieuses comme je les appelle, 55-75, l’émancipation de la femme, le souffle bourguibien, l’école promue pour tous comme destination indépassable pour mener le pays vers la modernité.


Époque riche d’apprentissages divers et de détermination.

 

-    Vous serez les femmes et les hommes de demain, leur aurait dit Bourguiba, après qu’ils ont été relaxés suite à une arrestation massive dans les rangs des étudiants contestataires.

 

La gauche tunisienne d’alors qui se révoltait contre celui qui se faisait appeler le père de la nation. Révolte légitime de l’enfant devenu adolescent, devenu étudiant contre le père castrateur devenu bourreau, Bourguiba. Casser l’ordre établi est toujours une réaction intelligente et progressiste, notamment quand elle est doublée de connaissances et de projets sociétaux.

 

Feue Saloua Ayachi a été toute sa vie une femme droite, une femme de pensées, une femme d’actions, une femme de plume, une pédagogue et une mère entière.

 

Notre temps d’aujourd’hui est autre, c’est la loi du changement : dans l’ordre des choses. Mais que lisent les jeunes ? Que scande-t-on à l’université ? Où sont les femmes libres ? Les labos estudiantins fonctionnent-ils ? Avons-nous des fabricants d’idées ? Des énergies juvéniles qui savent l’intérêt des libertés individuelles ? Avance-t-on en ligne droite ou en ruptures ? Avance-t-on déjà ? Sommes-nous encore dans une époque de mouvements d’idées, de chantiers de pensées ?

 

Paix à toi Saloua, tu fus une Grande Dame. Une pensée triste pour toi ce soir. Que le pays puisse regorger de femmes et d'hommes comme toi.





Saloua Ayachi partit le 31 mai 2020 🌹

 

 

 

 

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