Ma chienne a une boule au sein. Je viens de la voir. Évidemment, nous ferons le nécessaire mais je suis triste. Elle n’a pas connu l’amour ni les joies de la maternité : je voulais la préserver. Elle a dix ans, est vigoureuse, très mignonne. Ses yeux sont une porte de tendresse, d’intelligence et de fidélité. Nous communiquons tous les jours : pause biscuit le matin après le nettoyage de son espace de vie. Grand chien, elle vit dehors dans son appartement, ainsi appelons-nous sa niche, tendrement. Les chiens à l’intérieur, ce n’est pas pour moi pour plusieurs raisons et la première est le poil. Mais cet enfant mienne, nôtre, a droit à tous les égards. Et même en période de stress quand elle multiplie les dégâts, j’arrive à ne pas trop lui en vouloir. Elle a grandi ici, a descendu sa première marche ici, a poussé son premier aboiement ici, a fait pipi au beau milieu de mon bureau. Fidèle, reconnaissante, joueuse, elle fit une adolescence difficile et à ce jour demeure in-sociabilisée.
Nous l’aimons. C’est simple. Et si elle venait à souffrir, je ne sais comment j’agirais. Grande tristesse.
Je me suis pris la jambe dans un rocher. Ils sont là depuis 1982, je crois. Les maisons front de mer subissaient d’énormes dégâts et les décideurs de l’époque avaient mis plusieurs années à tapisser la côte d’énormes rochers. Nous étions très jeunes et horrifiés par le boucan que cela faisait de voir en bord de mer, dans notre fief, autant de gros camions, de manutentionnaires, de pierres géantes. Plusieurs de nos étés en avaient été gâchés. Et nous migrâmes vers d’autres côtes. Nous : les familles. Ce qui nous avait séparés quelque temps.
III.
30.5, 12h.
- Allez, on y va. Montre-moi tes prouesses de grosse nageuse de Kh-Mer comme l’a rappelé ton frangin ce matin.
- Non, cette mer, je ne veux plus y aller. C’est désert, je ne m’y sens plus en sécurité. Avant, chaque famille avait sa crique.
- Mais arrête Mam’s, on y va. Tu deviens parano et nostalgique. Basta !
- Non, c’est une réalité. Si on nous embête, je vais encore être hors de moi.
- Mam's, tu verras, tu ne voudras plus sortir de l’eau. Allez un petit moment de complicité marine.
Nous partîmes et je n’ai plus voulu quitter l’eau. La mer était immaculée, pleine, limpide, sincère. Quelques nageurs au loin. Un solitaire mais qui ne regardait pas dans notre direction. Évidemment, j’ai sécurisé de mon regard tout le périmètre. Nous étions à 10 mètres de chez nous, un coin intime mais défloré ; dans l’ordre des choses tant que l’environnement est respecté et aimé. Et bien non. Presque jamais : plastique, canettes, débris de verre, crottes de chats mais eux participent au cycle de transformation permanent, je ne peux leur en vouloir. Je suis en compagnie d’une toute jeune femme, belle comme la mer où elle fut trempée à sept jours. Une jeune femme au corps sculptural, à la peau mouchetée de grains de beauté, une jeune déesse douce et sensible, tellement. Je l’ai faite à la force de mon être, de mes entrailles, de mon amour et de mon attente d’elle : la fille de Sobel.
Les doigts longs et effilés de cette jeune personne ont des terminaisons conceptrices, créatrices et artistiques étonnantes. Son regard sur les choses est très particulier : c’est comme si elle appréhendait les choses via un sas privé de couleurs, de formes et de signifiances. Ses sens sont intéressants pour moi, ils me permettent de mesurer ses conceptions de la mer, de l’animal, de la nature, de l’art, de l’humain.
Et souvent, cela partait loin et immanquablement les réprimandes. Belle jeunesse. La fille de Sobel, un amour d’artiste et de personne : la petite aux doigts dorés.
Un ami m’appela :
Un ami-frère parce que c’est ainsi. Des amis-frères, quelques-uns, rares, autrement nous sommes sur un ring, agressivité voire violence. Je suis farouche et hypertendue.
Il me faut de la rigueur, peu de mots, de la clarté et de la profondeur. Et puis, j’ai tellement à faire. Je me souviens d’une blague qu’un proche à mon époux lui fit, il y a quelques années.
Deux amis qui se retrouvent après des décennies d’éloignement. Ils se mettent à se remémorer leur jeunesse, leurs frasques, leurs rires, leurs conquêtes …
J’avais trente et quelque, je n’avais rien compris à la blague et pensai en mon for intérieur à sa lourdeur. Je ne savais pas que l’oubli existe, que l’âge peut tout fracasser sur son chemin, que les choses s’émoussent, que l’énergie du désir se transforme et que c’est le cycle de la vie de toute chose animée. Ce qui est très intéressant, c’est de pouvoir s’insuffler de vie quand on juge le moment opportun. Je ne suis pas juge.
- Tu as raté le couvent, me dit-il en riant, le jour même de son départ.
Mon ami-frère parce que c’est ainsi est fin et tellement poli. Philosophiquement, nous n’avons points de croisements ni de parallèles : je conçois sa personne spirituelle mais je ne l’écoute pas. Mon deuil est fait depuis longtemps.
Philosophiquement, j’ai peu de tolérance, j’avoue. Se soumettre n’est pas dans mes gênes, pas dans mon parcours, certainement pas dans mes rêves ni, évidemment, dans mes projets. Je n’ai rien demandé. J’ai sûrement bien de la chance. Ou pas d’ailleurs, puisque je n’aurai rien su. Mais j’existe et en existant, je crée mon faisceau, j’embarque sur mon vaisseau et j’y laisse mes empreintes. C’est ainsi. L’océan peut tout effacer, il en restera de mon œuvre. C’est à ce prix que chacun de mes souffles compte aujourd’hui et que je m’attèle à y transcrire mon moi.
Les sourires s’entendent par-delà le mur invisible. Nous nous sommes tant aimés. Malgré tout.