J’ouvris l’œil pour me trouver dans une relation étroite, sur nombre de plans, avec une mère qui se donnait aux autres les trois-quarts du temps. Tous les autres. Elle avait en elle, puissamment, le besoin de tendre la main vers tous les marginaux, les laissés-pour-compte, les échoués de l’existence, les écorchés-vifs pour les aider à se relever. Ce n’était pas sans risque.
Une après-midi qu’elle rentrait d’une visite de contrôle de la ferme de son époux, elle prit en stop un monsieur fatigué. C’était ce qu’elle vit dans son allure générale et si elle n’avait pas fait appel à son humanisme lointain, elle aurait été dépouillée de tout ce qu’elle avait sur elle.
- Vous n’allez pas dévaliser une dame qui vous tendit la main par respect pour vous, lui dit-elle, quand il lui demanda de retirer ses bracelets. Et puis, vous risquez gros, mon mari est commissaire et vous serez vite fait pris. Il y a d’autres moyens de gagner sa vie et, au fond, je vous sens reconnaissant.
Elle louvoya et se débarrassa de lui, péniblement, eut vraiment chaud et ne fit pas part de l’incident à son époux. Il la mettait toujours en garde contre ce désir de partage et d’aide aux autres.
- Ne te mets pas en situation de danger, arrête de te prendre pour le bon Samaritain ! Aide ceux que tu connais de près.
L’épisode la calma quelque temps parce qu’elle eut vraiment peur de ses regards attardés et du canif qu’il faisait briller au soleil, mais ne se corrigea pas pour autant. Si elle bouda les auto-stoppeurs, elle continua à tendre la main à ceux qui étaient à terre selon elle, parce qu’elle trouvait « insolent d’ignorer la misère du monde quand on pouvait aider à mieux être ». Et elle vécut pas mal de mésaventures.
Et, je bus, totalement, cette approche des autres, en y ajoutant mes conditions personnelles, consenties avec moi-même. J’étais prudent et je faisais rarement confiance. Pour soutenir, il me fallait un cadre régi par des lois. Cela me sécurisait.
Et puis, je n’aidais jamais avec des finances directement. Plutôt avec des besoins spécifiques.
Il me fallait aussi un contact direct avec les plus faibles d’entre nous à qui je réservais deux fois par an un petit budget prélevé de mes rentrées personnelles.
C’est que j’étais un travailleur moi et que je gagnais ma vie à la sueur de mes neurones fort actifs, jusqu'à l'épuisement souvent.
Quand je fis la connaissance de cette femme esseulée et de sa fille, je vis tout de suite le naufrage qu’elles vivaient et je m’investis humainement pour les en sortir. Elles étaient englouties dans le mal psychique, la déconnexion totale, la froideur physique et le dénûment complet. C’était le niveau zéro de l’existence, la fuite ou la cécité mentale. Dislocation.
Silence, léthargie et vacuité. Et surtout totale confusion des choses, des êtres et des situations.
J'en fus déstabilisé, moi qui suis un adepte absolu, de la saisie à bras-le-corps de tout ce qui Est. Et j'entamai de parachever le travail de ma mère en insufflant des morceaux de vie dans le désert de ce morceau de famille éclatée. Ce fut une entreprise laborieuse où je m'impliquai personnellement et personne autour de moi ne comprit ce gaspillage d'énergie.
- C'est un héritage maternel et je ne regrette pas vraiment, dis-je, aux miens, à la fin de l'épisode quatre. Le désaveu est dans la nature humaine, chez les plus faibles d'entre nous et les moins généreux. C'est un marquage à vie pour elles. Je reconnais m'être fourvoyé ... C'est qu'elles ne possèdent pas le terreau nécessaire pour saisir les gestes d'humanité. Il y a tout plein de noeuds gordiens et là, réside la vraie pauvreté.
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