lundi 8 janvier 2024

Femmes, 3

 









 

 

 

1998

 

Elle m’appela et me dit :

 

-    Je voudrais que tous les mauvais partent de ma vie, je ne veux pas gaspiller de l’énergie avec eux. Mes résolutions sont là et pour ce qui me reste à vivre, je veux les vrais, les sincères, les aimants.

 

Elle était juive de naissance et d’enfance et pour l’amour d’un homme, elle se convertit à l’islam, à dix-sept ans. Cela calmait les langues et la pression baissait considérablement. Il y avait comme de la fierté de dire qu’elle partageait la même foi, sachant que la plupart étaient non-pratiquants. Mais certaines choses restent gravées si la réflexion ne suit pas. 

 

Nous sommes en 1916, lui avait 25 ans et elle en avait seize. Il était beau comme un prince - ce qu’il était par ailleurs - et elle avait un charme fou et irrésistible, un beau regard bleu profond. Il l’entrevit entre deux vitres, derrière son père, dans l’arrière-boutique. Il négociait le prix d’un bijou avec lui et elle eut la curiosité de regarder cet homme long et mince. Ils se regardèrent et quelque chose de déstabilisant se mit à naître, instantanément, chez les deux.

 

Son père, un bijoutier fort connu de la place, était le meilleur ciseleur-diamantaire. Il était fort respecté pour son travail et pour sa considérable fortune ( Là-dessus le monde ne changea pas ). C’était une famille de notables, tunisois de souche, discrets et élégants et qui donnèrent, tout le vingtième siècle, de grands commerçants, mais aussi des militants, des intellectuels et des écrivains dont le patriotisme était assez rare en intensité.

 

Et le prince commença son enquête et se mit en tête de faire grandir un embryon qui vint de lui-même, au hasard de ses pérégrinations, au Souk El Berka* et qui lui prit son cœur, le lieu de tous les battements. Et ils se marièrent à une époque où chacun campait sur son camp et où les frontières silencieuses étaient tracées à la craie rouge. 

 

Ce fut un amour intense, un amour perceptible pour tous ceux qui les connurent de près. Soixante ans de vie à deux, de regards chargés, de doigts entrelacés, de joues qui se frottaient. Il mourut en 1976, à 85 ans, elle, à 99 ans. Et durant quinze ans de vie sans lui, elle l’évoqua au quotidien, allant jusqu’à raconter des détails intimes de sa vie conjugale à sa petite-fille. 

 

« Il avait de longs cils, ce qui est déconcertant pour un homme. J’aimais le regarder dans les yeux. Et encore maintenant, je les ferme pour le revoir et je suis troublée par son regard. Et j’ai peur de l’oublier. 

 

Nous eûmes des nuits de noces. Toujours renouvelées. Il aimait faire les choses avec des fleurs, des odeurs, des soieries. C’était très souvent de petits présents, des regards, des gestes de tendresse jusqu’à ce que nous regagnions notre espace privé. 

 

Il adorait les pistaches, m’en offrait en mettant le paquet dans un mouchoir. Il les mangeait en me couvant des yeux et me disait : Tu es ma plus succulente pistache, ma Bakhta*. Le prénom qu’il choisit pour moi pour faire plaisir à sa mère et à ses sœurs, mais dans l’intimité, il m’appelait Ruth. « Ne change rien à qui tu es, me disait-il. Reste la fille de seize ans qui ouvrit mon cœur, un jour d’hiver. Ma Soltana*, j’aime ta peau, tes cheveux, tes mains … Rien d’autre ne m’intéresse plus que toi, tu es Ma vie entière. Mon cœur ne bat que pour mieux t’avoir en lui. » 

 

C’était l’époque où la mère et les belles-sœurs commandaient, où la bru suivait en acquiesçant et dès le premier jour, il décida d’être présent à chaque fois que nous étions tous réunis. Il ne ratait pas un mot de ce qu’elles disaient et n’avait aucune gêne à m’exprimer son amour en leur présence. « 


 

-       Si vous m’aimez alors vous aimez ma Bakhta, disait-il. 


 

On ne s’était jamais quitté et j’étais dans sa valise pour tous les départs. Je ne sais s’il y eut femme plus heureuse que moi, avec cet homme aimant, ce gentleman-artiste. Mon cœur bat différemment depuis son départ et j’ai hâte d’aller me reposer à ses côtés. Merci d’écouter la vieille dame que je suis, mais jamais il n’y eut d’aussi fortes amours. Nous en oubliâmes tout le reste. »

 

Et ils s’aimèrent d’un amour possible. Pourvu qu’il y ait liberté et respect de l’autre. Intelligence et diplomatie. Pourtant, c’était un amour du siècle dernier entre un natif de 1891 et une native de 1900. Et ils s’aimèrent à en perdre haleine, probablement sous l’aile de Dieu, mais loin des êtres toxiques et loin des croyances et des superstitions qui gâchent tout. 

 

Si Chedly et Ruth, Si Chedly et Bakhta ( la chance ) et quatre enfants solides sur leurs jambes depuis le premier jour et qui donnèrent à leur tour des enfants respectueux de l’homme libre et ouvert. 



 

« Nous étions nous-mêmes, simplement, avec notre grand amour, et les proches s’approchèrent tous, comme aimantés par nos sentiments. Il y avait les meilleurs à ce moment-là. » R.B.S











Notes explicatives : 

Souk El Berka : Souk des bijoux à Tunis-Médina

Ma Soltana : Ma reine

Bakhta : celle qui amène la chance 

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