L’école fut heureuse pour moi. Elle me fit oublier la puanteur environnante, elle me revêtit d’importance et fixa mes objectifs. Sur le chemin qui me menait vers elle, il n’y avait que boue, bouse et excréments divers. Silence et léthargie aussi. Je haïssais. Mais une fois le portail de l’école dépassé, j’étais transfigurée, mon cœur changeait son rythme et sa sérénade et j’étais heureuse. C’était authentiquement le passage d’un état à un autre et j’avais vraiment du mal à quitter mon cocon, le soir, après les cours. La fin de journée me remettait droit devant une réalité sociale, laide, apathique et sans perspectives d’avenir.
- Que voudriez-vous faire plus tard, Zein ?
- Je voudrais enseigner. Comme vous, exactement.
- Vous le pourrez, mais vous ne serez jamais riche.
- Pourtant, vous êtes très riche, Maîtresse !
Elle me regarda longuement et je ne compris pas grand-chose de son regard.
À mes yeux, elle était riche. D’abord, parce que j’étais une gosse de famille très modeste et cela, je le compris, véritablement, vers quatorze-quinze ans. Ensuite, elle savait tout sur tout et pour moi, c’était affaire de riches que cette étendue sans limite. Et puis, elle était très élégante avec son chapeau et son manteau serré à la taille à une époque où la prestance n’était pas une priorité. Elle possédait aussi des choses que je n’avais jamais vues : un immense cartable, un encrier très chic différent de ceux des pupitres, des buvards de couleurs, une trousse emplie de crayons …
Je regardais tout chez Mme Halimi et avec un besoin de compréhension et une admiration certaine. Chez moi, les femmes étaient rondes et affairées en cuisine, elles ne savaient pas dire les choses intelligentes et toute leur vie tournait autour des fourneaux. J’avais juré de ne jamais leur ressembler tant elles me déplaisaient. J’avais d’un côté une mêlée de femmes épaisses qui ressemblaient à des balles concentrées et de l’autre, une dame longiligne aux mots pesés s’affairant devant un immense tableau noir et transcrivant les lettres avec un soin religieux, comme le ferait un scribe ancien. Le choix avait été fait à la vitesse de la lumière et très aisément.
Un soir, Mme Halimi me demanda de l’aider à transporter les cahiers de classe chez elle. Elle habitait une maisonnette derrière l’école et je fus surprise de voir qu’un homme l’attendait sur le pas de la porte du jardin. Elle me demanda d’entrer, ce que je fis non sans timidité. Elle mit les cahiers sur la table et je fis de même.
Elle enleva sa cloche et embrassa l’homme tendrement. Je me sentis devenir cramoisie, mais fort heureusement, elle ne le vit pas.
- Bonne nuit, Madame Halimi, dis-je, en sortant précipitamment.
- Bonsoir Zein, je ne dormirai pas à 17 heures, voyons ! Allez, à demain et merci de ton aide.
Quand je dis à ma mère que Mme Halimi avait un homme à la maison, elle en rit longtemps et me demanda si je n’avais pas noté la présence de mon père « par ici ».
- Tu en auras un assez tôt, toi aussi.
- Jamais, lui répondis-je.
Comment pouvait-on parler ainsi à des enfants ? Je me souviens encore de mon père qui me dit que même arpenter la rue coûtait de l’argent et j’avais limité mes déplacements de peur qu’il ne doive payer. L’enfance est l’âge de l’apprentissage du littéral et les adultes se mettent au figuré assez vite pour servir de l’ironie ou du silence, c’est-à-dire du tabou.
J’aimais le grand tableau noir, les mots, les livres. J’écrivais sans toujours comprendre ce que donnait l’agencement des mots et j’aimais cela. Je savais que ma marche régulière vers l’apprentissage finirait par construire quelque chose et j’attendais. Comme j’aimais les confitures que ma mère faisait et que j’offrais à Mme Halimi. Les oranges bien rondes, les bouteilles d’huile d’olives et d’amandes et les douceurs d’antan.
Cette époque de Savoir, d’odeurs indélébiles, de taches d’encre sur les longs tabliers, de silences prolongés afin que les apprentissages se fixassent était d’une richesse lente, laborieuse et certaine et jamais le goût des choses savantes ne me quitta depuis.
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