A quatorze ans, je dus subir une intervention sur les amygdales. C’était ma première anesthésie et je me souviens, encore aujourd’hui, de quelque chose d’assez vague et de précis en même temps : quelque chose qui tournait au fond de ma gorge à une vitesse folle, une douleur comme muette et un abyme dans lequel je tombais. Exactement cela.
A mon réveil, on me fit comprendre que le médecin m’avait prescrit un traitement d’appoint, de la glace deux fois par jour. Je doublai la posologie.
Quand Mme Sophie B. vint me rendre visite, elle fut charmée par tous les livres qu’elle vit sur mon lit et elle le dit aux élèves de ma classe et à toutes ses classes après cela, durant sa carrière de maîtresse. J’étais La Liseuse. Et je lus toute ma vie, avec une particularité : deux à trois livres en même temps.
En passant de l’un à l’autre, je vivais dans plusieurs mondes, différents, aux quatre coins, sur terre et sous la mer et quand je quittais l’un pour aller vers l’autre, je régulais mes paramètres et ma disposition d’esprit. Chaque livre plié me laissait en manque de ses personnages, que je connaissais de près et dont je devinais jusqu’aux silences. Ils me manquaient.
J’abordai la vie selon le profil psychologique des nombreux personnages que je fréquentai. À trente-cinq ans, aux premiers essoufflements - ils s’avèreront cycliques - de la vie conjugale, discutant avec une amie d’enfance, nous livrant l’une et l’autre à quelques confidences, je lui dis assez péremptoirement que nous étions en plein Bovarysme*.
- Toi, sûrement. Pas moi, me dit-elle, assez vivement et en riant.
Elle était bien plus audacieuse et bien moins austère que moi. Peut-être, aussi, avait-elle eu dès le départ d’autres objectifs ?
A d’autres moments, je me sentis dans la peau d’Antigone quand mon frère toucha le fond et que je ne pus l’en relever. Ce fut quasi tragique et beaucoup ne comprirent pas que je pusse souffrir autant et ne pas savoir être chirurgicale dans mes décisions.
Quelques années après, je fis la connaissance d’un homme complètement en rupture dans sa tête, qui ne savait ni vivre, ni rire, ni éduquer, ni lire, ni écrire, avec discernement. Il devint mon ami intime malgré sa folie avérée. C’était un être brusqué, un mélange de sensibilité pathologique, d’intelligence contrariée, de confusion mentale et physique. Il ne se connaissait pas, ne savait pas qui il était, était suffisamment mal en lui-même pour ne pas savoir ordonner les autres. Et il subissait. Et il subit. Et il vécut dans l’alibi.
Toute sa vie, il y eut entre les mots et lui, les textes et lui, les choses, les êtres, les situations et lui, un espace frontalier, une sorte de sas d’entrée contre lequel il buttait, consciemment et inconsciemment.
Il refusait le consenti, le rejetait et fabriquait un sens de lui, à lui où régnaient la confusion et l’opacité. Un Diogène dans son tonneau, un antisocial, un moralisateur, un borderline vociférant, un confus de la tête, un obsédé de la théorie du complot. Un chantier où tout était pêle-mêle. Chaotique et insupportable. Un ami.
*Bovarysme : Ennui et lassitude conjugaux.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire