dimanche 10 septembre 2023

L'Immortelle mer

 

La petite qui vieillit trop vite parce qu'elle sut la mort






























Elle n’aimait pas la nostalgie parce que seul le devenir l’intéressait et la saisissait. Mais elle aimait évoquer les êtres chers, les lieux magiques de l’enfance, les situations rocambolesques, rares et marquantes. 


 

Ils prenaient le petit-déjeuner en hors-bord devant la maison du grand-père parti à cinquante ans parce que le père aimait imaginer le sien - qu’il ne connut que très peu - aux alentours de chez lui.



 

-       Son âme est très certainement là, quelque part. Il aimait tant la mer et pourtant c’est elle qui hâta son départ. Un morceau de fer rouillé sur une des marches de la scala qu’il empruntait pour aller directement dans le profond. 

     Et d’ailleurs mes sœurs étaient d’excellentes nageuses, parce qu’elles, surtout, allaient en mer par la trappe de la véranda et la scala. Il n’était pas question d’y aller par la plage et de s’exhiber. Une combinaison de mer, une robe chasuble qu’elles laissaient sur le banc en bois et hop, la trappe, l’échelle et l’eau profonde. Des nageuses hors pair ! 

   Votre grand-père doit être heureux de voir l’enfant de sept ans qu’il laissa, avec les siens, j’en suis sûr ! Heureux ! Et moi aussi, très. 



 

La petite ne ratait pas un mot, elle buvait ses récits. Elle était très attentive et le père incrustait en elle des faits, des personnes, des personnages même puisqu’ils faisaient du chemin en elle, grandissaient et prenaient les dimensions qu’elle leur donnait. Elle sentait aussi quelque chose chez son géniteur, qu’elle ne comprenait pas, jusqu’au jour où elle le vit essuyer une larme au coin de l’œil.


Ce jour-là, elle sut qu’elle devait lui construire du rire et de l’oubli et cela dura trois décennies, scrupuleusement. Elle porta son géniteur comme son enfant, dans une intimité qu’eux seuls partageaient, se chargea de ses rires et de ses envolées et lui fut son rempart et sa force. L’enfant devint adulte sans jamais connaitre d’adolescence et à vingt ans, puissante, elle rivalisait avec les dieux. 

Ce n’était très certainement pas facile à vivre pour les autres. Elle le comprit plus tard. Pourtant, elle donna aussi, à n’en plus pouvoir, à sa vie personnelle, privée dont son père faisait partie, tout naturellement.



 

Djerba, le bac, la mer, son père, son mari et elle. Ils étaient en phase avec la Méditerranée, les immenses méduses, la danse des dauphins. Son mari les prenait en photos de dos. Il n’avait jamais vu une relation pareille, une complicité aussi forte et aussi naturelle, un modernisme spontané. 


Quelles étaient ses pensées profondes ? Elle n’y avait jamais pensé. C’était son père et le reste du monde après. Le cordon était indestructible. Plus tard, ce sera ses enfants et le reste du monde après. À l'identique. Aucun partage n’était possible sauf sur le plan réflexif, intellectuel, culturel et artistique, le temps de l’échange et elle reprenait ensuite son monde d’idées, de livres, de mer et de quelques raretés, ses amis proches, ses sorties et ses plaisirs amicaux.


 

-       Vous êtes ensemble ? lui demanda-t-il.


 

Elle était dans son restau préféré avec un ami et elle croisa un ancien de sa faculté qu’ils connaissaient tous les deux. Outre la goujaterie et l’indiscrétion, la façon de penser, la facilité du personnage la mirent en colère.


 

-       Cela veut dire quoi être ensemble, lui dit-elle, glaciale.


 

Comme si être femme était obligatoirement synonyme d’être avec un homme. Comme si être avec un ami était de facto une histoire de sentiments ou d’orifices. Insupportable mentalité, détestable discourtoisie et goujaterie extrême. Irrespect et machisme latents qui ne purent se retenir. 

 

( À suivre )

 

 

 

 







 
















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