1.
Le même personnage, marchant, tête baissée, longeant la mer qu’il aimait, vraisemblablement, regarder.
Des regards furtifs, de temps en temps et puis, de nouveau, se réfugier, loin en lui.
Peut-être préparait-il ce qu’il allait lui dire ?
C’était un habitué de la gamberge et du silence psychique quasi carcéral. Il vivait au milieu de livres qu’il n’ouvrait pas, de vinyles qu’il n’écoutait pas ; à proximité de personnes qu’il évitait ou auxquelles il s’adressait très vite pour des considérations domestiques.
Et surtout se réfugier, loin en lui.
Il aimait ce rendez-vous mensuel avec elle et après chaque entretien - ou soliloque, quand il voulait occuper le terrain ou joute verbale, quand elle le provoquait ou encore silence hargneux, quand elle le faisait sortir de ses gonds – il retournait chez lui et attendait l’entretien suivant. Il passait des heures et des jours assis devant son ordinateur à ne pas suivre les cours du Collège de France qu’il mettait et ne regardait pas, qu’il enregistrait, mais qu’il ne repassait jamais.
Il avait quelque chose de Lautréamont ou plutôt des images saisissantes des Chants de Maldoror. Chant IV : « Sous mon aisselle gauche, une famille de crapauds a pris résidence, et, quand l’un d’eux remue, il me fait des chatouilles.
Prenez garde qu’il ne s’en échappe un, et ne vienne gratter, avec sa bouche, le dedans de votre oreille : il serait ensuite capable d’entrer dans votre cerveau.. »
Oui, il avait quelque chose de Maldoror. Un quelque chose de déconstruit, de fou et d'hallucinatoire.
A demeurer assis des heures à son bureau, sans prononcer un mot, à s’ébouillanter les méninges, à voyager dans le temps et l’espace, à analyser de travers tout et n’importe quoi. Sa perception des êtres et du monde était erronée, biaisée, inconsciemment, et malgré lui, par une fausse lecture du monde où il se plaçait en personnage principal avec ses doutes, sa sensibilité exacerbée, ses brèches, ses nœuds gordiens, sa binarité incomprise, ses confusions, son austérité et son obstination pathologique. Il haïssait qu’on s’approche de sa forteresse silencieuse et meublée d’ombres. C’était le refuge de l’enfant contrarié qu’il fut et où il se complaisait à s’analyser et à cultiver le rejet de l’autre, celui-là même qui le guettait pour lui faire du mal et l’humilier. Sa prison autistique le protégeait des autres dont il avait une peur pathologique et profonde, mais aussi de lui-même et de ses réactions incontrôlées qui pouvaient le mener loin sans qu’il ne puisse, à ce moment-là, faire preuve d’un minimum de conscience et encore moins de maîtrise de soi. Il était sujet à des fièvres folles et démesurées, à des vociférations de lion blessé, à des regards giratoires, à des poussées exhibitionnistes qui prenaient des proportions spectaculaires au premier sens du terme.
Sa paix agitée résidait dans son écart du monde. Il se forçait à faire trois, quatre choses, vite fait et en s’exposant le moins, pour ensuite ouvrir la porte de sa forteresse de silence, de fantômes, de douleurs et de questionnements permanents. Les choses, les êtres et les situations glissaient sur lui et à chaque fois qu’il voulut construire quelque chose, il n’échappa pas à l’autre qu’il était singulier, loin dans ses démons et réfractaire à la vie vraie.
- Ton monde est tissé de fils invisibles, lui dit, un jour, une amie humaniste. Un soir, tes racines iront loin sous les carreaux, traverseront le rez-de-chaussée et s'enfonceront dans le sol, ils atteindront Agartha et le centre de la terre et tu ne le verras même pas. Parce que tu es toujours dans le vestiaire, ou à regarder obsessionnellement les gestes de ta mère, à calculer les distances, ou à refuser de quitter la crèche et le monde des images, à te complaire dans une pâle copie du monde que tu as conçue à un rythme lent et indolent, afin d'y être seul et de ne pas agir. Parce que tu ne sais pas t'arracher à la torpeur et à la procrastination et que te mesurer aux autres passe, chez toi, par la violence. Non, tout n'est pas dans l'inertie ou le bâton.
( À suivre )
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