Récit à la première personne
1.
"Je hais le mensonge et l’hypocrisie, les entourloupes en tout genre.
Je ne le dirai jamais assez.
Et je passe ma route sans un regard.
C’est ainsi."
Je dois ma liberté existentielle, ontologique, essentielle, intrinsèque, profonde, vitale … à lui, mon géniteur.
Un homme totalement moderne, libre lui-même, avant-gardiste, libéré des yeux des autres qu’il considéra peu, les autres engoncés dans l’inertie et la médiocrité.
Un prince d’élégance et de raffinement.
Je me souviens comme si c’était hier, d’un café de l’époque qui ouvrit ses portes dans une place culte, un café d’hommes, exclusivement, en ce temps-là, un espace tout vitré et un comptoir où toutes les variétés caféiques étaient servies.
Le concept du café debout, rapide et innovant. Nous étions trois. Avec mon géniteur, toutes les portes s’ouvraient naturellement. Il nous offrait, s’offrait ce dont il avait besoin et traçait. Et il adorait le modernisme.
Nous franchîmes le seuil et tout le comptoir, masculin exclusivement, se retourna sur notre passage pour très vite se faire discret. Je me souviens comme si c’était hier, mon partenaire de vie tressaillit, mais je n’y fis pas attention et ma mémoire enregistra la réaction qui refit surface plus de trente années plus tard, c'est à dire aujourd’hui.
Je faisais un avec mon géniteur et même si j’avais choisi un homme afin qu’il fût le mien, aucune passation ne s’était faite. Je restai moi, dans ma filiation, avec mon géniteur qui fut le premier homme de ma vie, incontestablement, celui qui me para de liberté et d’aisance naturelle dans le comportement. J’étais, évidemment, en amour avec un partenaire d’une très belle intelligence, d’une grande liberté aussi, mais sans l’indifférence vis-à-vis d’autrui, vis-à-vis de leurs pensées secrètes. Ou peut-être était-ce ma jeunesse et ma personne ?
Le géniteur est protecteur, le partenaire de vie est jaloux. Mais je n’y prenais pas garde.
Je me souviens de mon géniteur qui haïssait un mot tunisien qui signifie « femme fragile et en besoin d’hommes protecteurs, père, frère ou mari … », un mot colporté, à droite et à gauche, par une société qui se répétait bêtement, empêtrée dans les us et coutumes réfractaires au changement. Et mon géniteur qui m’expliquait le mot dont je ne saisissais pas le sens et qui, à sa manière, m’exhortait à n’en jamais faire partie. Une complicité rare et une force commune.
- Haïssable ! Ça ne pourrait jamais être moi ni personne des miens plus tard. Jamais. Une horreur !
Et c’est le cas. J’avais une colère sourde en moi quand il me disait l’extérieur que je ne connaissais pas, parce que mon géniteur refusait de m’y mêler. Ce qui ne me rendit pas beaucoup service plus tard. Avec mon géniteur, nous étions puissants, de cette puissance des libres et des décomplexés.
Je me souviens de cette chambre et de cette armoire fermées et de ce qu’il y mettait : des boîtes de mouchoirs en tissu, qu’il ramenait de Paname, un béret en gabardine beige et son trench qu’il mettait les jours pluvieux. Je me souviens jusqu’aux boutons de cuir tressé et des traits en diagonale de l’épais tissu. Un lieu magique pour l’enfant que j’étais, important et riche, une sorte de temple avec de la vieille monnaie, des chemises et des chaussures en boîtes, des pièces rares aussi, importées illégalement par des contrevenants, saisies par la douane, et vendues à la criée, les dimanches matins.
Je me souviens comme si c’était hier, du long-corneau en bois, et de la petite chaise, l’espace réservé à se chausser. Mes yeux d’enfant avaient toujours trouvé cette pièce, réservée à l’habillement, importante. Un sanctuaire où j’avais mes entrées et où, plus tard, je fus la dépositaire de la clé d’entrée.
Je me souviens des cadeaux qu’il recevait et qui restaient dans l’emballage, des cravates, des briquets, un stylo sublime qui me fut volé à l’école et ma génitrice fit un tollé dont je rougis longtemps, mais elle n’en démordit pas.
Mon géniteur et mon oncle furent retirés de l’école par leur oncle maternel - "ce n'était pas pour les fils de famille" selon lui - ce qui lui valut une haine incommensurable de la part, surtout, de mon oncle qui lui en voulut toute sa vie. Mon oncle dont la grande intelligence avait besoin de s’épanouir dans davantage de scolarité. Sa vie fut marquée par un génie exceptionnel et par un travail régulier jusqu’à sa disparition assez tôt lui aussi. Je me souviens d’une conversation que nous avions eue dans son salon où il me disait son étonnement de ce qu’il croyait être une longévité.
- La moyenne d’âge est de cinquante, soixante ans chez mes sœurs et mon frère et je suis à soixante-quinze ans étonné de durer encore ! Il est vrai qu’à chaque alerte, je me fais admettre en clinique.
Or, soixante-quinze ans est un âge où on peut encore aspirer à une vingtaine d’années ailleurs. Et il partit une année plus tard.
- Je suis fatigué, dit-il, à sa cadette.
Au vu du rythme effréné familial, sans aucun doute. Il vécut mille vies et mena mille combats de gladiateur et il en sortit vainqueur. La mort seule eut raison de lui et je crois aujourd’hui qu’il baissa un peu les bras de lui-même.
Mon géniteur, lui, mourut à soixante ans, soixante-deux ans exactement, en cinq minutes chrono, avec moi et je vis son cœur bondir et relever sa chemise, exactement comme l’aurait fait une balle de golf. Ce fut dévastateur. Je perdis le père, l’amoureux, le complice, l’alter ego, le regard élévateur et amplificateur et la montagne puissante, nourricière et protectrice.
Les mots manquent aujourd’hui, mais trente-deux après, j’en parle. La nostalgie est bien perceptible, mais les leçons de vie m’apprirent à être philosophe. Je veux juste fixer les mots exacts ou proches, du moins, pour dire cet homme, cet amour unique et surtout cette sculpture de mon être qui est aux trois-quarts sienne, empreinte de ses mots. La puissance et l’assurance, mais aussi la main tendue envers les méritants dans la discrétion complète.
Je conduisais sa voiture, mon bébé était derrière et lui le grand blond, beau comme un vrai prince - parole de républicaine indémordable -, lui, le bronzé aux yeux magnifiques, lui l’altier, verdit, s’assécha, et, me tança d’accélérer. Il faisait mine de fredonner et sa tête, appuyée au siège, dodelinait de douleur et probablement de savoir. Il sut et il mourut en quelques instants.
Mon père se réinscrit à l’école de lui-même et reprit sa scolarité. Il avait le statut d’aîné des garçons - son frère, son cadet de deux ans et lui – ce qui lui permettait de s’affranchir de l’autorité de l’oncle, le castrateur scolaire. Évidemment, la Mama était derrière et si elle laissait faire son frère, il n’était pas question d’avoir une mainmise sur l’aîné qui perdit son père à sept ans. Le Père éteint à la cinquantaine.
Mon père ne fit pas long feu à l’école, il n’alla pas très loin, mais suffisamment pour savoir les bases et comment faire épanouir son intelligence exceptionnelle, comme son cadet exactement. Ils avaient des dons, une naturelle perception des choses et des êtres et ils étaient vaillants et debout jusqu’au moment ultime. Voilà pourquoi leur destin fut grand.
Mon père fut un artiste complet, un mordu de la vie et des femmes, de la chair et des mets rares, des eaux-de-vie anglaises qu'il appréciait fort, toujours dans la mesure et jusqu'au bout. C'était aussi un tourmenté de l'existence, il savait la fin, profondément et douloureusement, goûtait l'art et la musique avec une philosophie ontologique, sensible et forte.
Il ne laissa pas de leg intellectuel ou artistique à proprement parler, mais un way of life d'une élégance indubitable, une intelligence de vie forte, une dimension émotionnelle puissante qui lui faisait saisir les êtres et les choses en profondeur et assez rapidement. Voilà pourquoi je tente de fixer les mots les plus justes pour dire son être exceptionnel à une époque traditionaliste et conformiste, une époque silencieuse et cachotière.
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