Scénario 3
Faire des films était mon travail, mais surtout ma passion. Peut-être aussi ma thérapie, même si j’avoue ne pas être un grand déséquilibré. Chaque scénario - j’étais le scénariste de mes films – chaque film me réjouissait, me libérait et faisait redémarrer mon besoin de créativité. Exactement comme un cœur en besoin de sang oxygéné et neuf.
Quand j’étais adolescent, sur le chemin de mon lycée, je voyais tous les jours un vieux Monsieur assis sur les marches d’un bâtiment qui semblait désaffecté ( une ancienne université ) et qui, d’ailleurs, me faisait peur. Le bâtiment, pas le vieux Monsieur qui, lui, semblait toujours très occupé à griffonner sur un petit carnet.
Il était peu soigné, les cheveux bouclés et assez sales de visu, les vêtements grands sur lui et assez délabrés. Il ne levait pas la tête et écrivait dans tous les sens. Je le voyais parce qu’il tournait son carnet, sans cesse.
Un de mes copains de lycée me dit un jour que nous rentrions ensemble que c’était un ancien mathématicien devenu fou parce qu’une équation extrêmement compliquée ne lui obéissait pas, ce qui attisa ma curiosité. J’avais peur de l’aborder d’autant que mon compagnon de route me fit comprendre que cela pouvait le mettre dans une colère folle. Nous arrêtâmes un plan pour en savoir plus par lui sur lui-même sans trop de risque et nous décidâmes de parler mathématique quand nous serions à son niveau. Ce que nous fîmes. Cahier, livre de math en main, nous fîmes mine de nous chamailler en élevant la voix sur la compréhension d’une question mathématique.
J’étais bon acteur déjà, mon ami faisait des efforts, nous lisions et relisions l’énoncé toujours plus fort quand il s’interposa et, en deux temps trois mouvements, nous expliqua la chose et repartit à sa place habituelle et à ses gribouillages.
Il était sale, faisait peur, ses cheveux semblaient remplis de poussière, il était clair qu’il ne se voyait pas, s’était oublié depuis un moment, faisait personnage théâtral, gueux et répugnant, mais quand il s’était agi des maths et bien qu’haletant, la voix chevrotante, le regard fixant le vide, il fut clair dans sa démonstration.
Je fus marqué par le mathématicien fou et je décidai de le porter à l’écran. Je lui imaginai un passé assez habituel. Étudiant en permanence plongé dans ses équations impossibles Navier-Stoks, il ne connut pas de femme. La seule à l’avoir quelque peu approché partit vite fait.
Étudiante en PC, elle-même, elle pouvait comprendre la négligence, mais pas au point d’arriver aux odeurs corporelles … Les femmes ne rigolant pas avec l’hygiène, en amour, ni même avec un minimum d’effort d’apparence générale. Évidemment, ne citons pas les plus maniaques et les plus exigeantes qui ne se posent la question à aucun moment.
Devenu professeur de lycée, ensuite universitaire, puis chercheur, l’université mit à sa disposition un labo de recherche avec tout ce qui lui fallait, y mit une douche, un bain même, pour les soirs de bonheur où il venait à bout de ses obsessions mathématiques. Rien n’y fit. Tous les jours un peu plus englouti, un peu plus fou, beaucoup plus crado. Il refusait d’abandonner l’hypothèse de Riemann.
N’empêche que sur son carnet de travail, sur les marches du bâtiment, dans la rue, en première page de chaque nouveau carnet, il écrivait scrupuleusement : Enterrez-moi avec mon calepin, je finirai Riemann dans la tombe.
C’était l’histoire, le scénario d'Adam V., le Fou de Riemann. Un film qui me fendit en deux, tant il fut difficile d'exprimer le silence en images.
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