vendredi 26 mai 2023

Elle, 2

 

 





Que peut-on faire quand une épée de Damoclès a fixé l’heure de sa chute ?

 

Quels lambeaux de vie s’offrir quand on se sait sur le chemin de l’implosion ?

 

De quelles manières appréhender les jours restants ?

 

Jours restants ? Cela veut dire qu’elle n’existerait plus ?

 

Comment ne plus exister ? Est-ce seulement appréhendable par l’esprit ? Par son esprit ?

 

De quelles façons procéder ? Vivre ? Vivre pour les siens ? Structurer sa vie comme d’ordinaire ? Concevoir l’avenir ? Quel à-venir ?

 

Obéir au protocole arrêté par le thérapeute pour finir dans la douleur et la décomposition ? D’autant que le pronostic était sans appel et que la tache faisait tache d’huile.









 

« Je prendrai le large en beauté, décida-t-elle, en elle-même. J’irai au creux de la terre, là où se trouve la Connaissance et je la boirai. Je sais que Shamballa est la cité des Immortels, je vivrai donc et je ne mourrai point.

 

Là-bas, il y aura, aussi, toutes les réponses aux questions que se posèrent les Illustres et auxquelles, ils apportèrent des esquisses d’approches, à des années-lumière de la Vérité. 

Ils ont eu le mérite de s’interroger et la démarche vaut bien plus que l’aboutissement.

 

Je ne suis pas une Illustre, je ne sais pas grand-chose du monde, je n’ai pas été, je ne suis pas une tourmentée de la vie ; je suis juste une humaine en besoin de vivre, d’encore vivre et de ne point mourir de sitôt. Voire de ne pas mourir du tout. Il a fallu que j’aille voir un praticien pour apprendre que je meure et je refuse. J’ai encore droit à la vie. 

 

Ou alors Shamballa. Shamballa de mes rêves, parce que j’aime la lecture des mythes. Je vais m’apprêter pour y aller, je vais me faire belle, déployer ma chevelure, hâler ma peau et me noircir le regard. J’ai la peau belle et limpide et diaphane et à mes heures de gloire physique, mon mari me disait sa folie de ma peau. Il y mourait chaque soir, dans des halètements de plaisir intense.

 

-    Je suis fou de toi ma perle rare, de désir et de beauté. Je suis fou de toi, vraiment. Penses-y à chaque instant du lever au coucher.

 

Cela veut dire que j’étais pourvoyeuse de ce qui fait l’acmé de la vie : le désir. Et malgré cela, j’étais destinée à mourir et assez tôt. À cinquante ans.

 

Agartha et Shamballa m’appellent. J’y peaufinerai mon savoir du monde, des trous noirs et des trous bleus et de toutes les autres grottes inaccessibles. Et cerise sur le gâteau, je me débarrasserai de la peur collante de mes huit ans et après de mes trente ans et celle suffocante de mes quarante-huit ans. Peut-être est-ce déjà un soulagement ? Oui, en regard de mon royaume au creux de la terre. Je m’y dirigerai en Valkyrie, forte et sûre, combative et dominante et j’y vivrai. Je distribuerai, moi, la mort et je mettrai à ma droite les héros. »

 

Elle s’apprêta, se fit belle et elle l’était. Belle jusqu’à l’eau au-dessus de sa tête. Sa dernière pensée fut pour Virginia Woolf dont sa fille lui parla.

 

-       Un être de sensibilité extrême.

 

 

 



 

 

 

 

 

 

mercredi 24 mai 2023

Elle, 1

 

Je dessine ton sourire dans le sable iodé








Elle quitta le cabinet du médecin en titubant. Dehors, elle chercha longuement sa voiture et ne la retrouva pas. Elle avait oublié où elle l’avait garée. Son esprit courait d’une idée à l’autre sans qu’elle ne puisse agir dessus. Son corps se mouvait tout seul, ses jambes molles avançaient difficilement. 


Allait-elle s’évanouir ? Un taxi s’arrêta non loin d’elle, elle lui fit signe. Non, ce n’était pas la chance. Il n’y avait plus de chance. Il y avait qu’elle était hébétée et qu’elle avait perdu tout sens de l’orientation. 

 

« Ce matin, j’étais moi. Comment revenir à mon quotidien ? A ma course effrénée et volontairement aveugle. Et puis les médecins font des erreurs. Ce serait bien ! Non, il l’avait clairement vu. Il avait la taille d’un œuf. Pourquoi n’avais-je pas consulté quand il était à peine perceptible ? Et mes enfants ? Ils avaient besoin de moi. Revenir à ce matin, revenir à ce matin … Ah, la belle bouffée d’oxygène … »

 

Il lui restait dans les trois mois à vivre. Une sentence qui semblait théâtrale. Comment pouvait-il savoir ? Était-il dans le secret des dieux ? Du néant ? 

Les idées, les situations, l’anxiété, les regrets, la certitude d’exister, la possession de son corps, un sentiment d’irréalité, une fougue à reprendre les rênes de son destin … tout s’entrechoquait. 

 

Arrivée chez elle, mue par une violence innommable, elle fit une salade, des toasts, de l’émincé de viande sauté, de la limonade. Ses gestes d’habitude précis et légers étaient rapides, secs, tremblants malgré la force brusquée qu’elle y mettait. Elle mit la table et alla sous l’eau. Elle avait toujours tout réglé avec l’eau. L’eau purifiante, coulante, régénératrice. Un instant, elle se sentit sous l’eau de la veille, son corps sain se prêtait à ses gestes de toujours : gant, solution lavante citronnée, crème hydratante. Elle allait s’habiller, sortir, s’offrir un plateau de fruits devant la mer …

 

Elle se glissa dans son lit, les cheveux mouillés. Chose qu’elle ne faisait jamais. Elle tremblait de froid et claquait des dents. Son esprit faisait naufrage et elle se sentait à bout de force. 


S’était-elle évanouie ? Elle était seule chez elle, son mari rentrait le soir. Et la table dressée ? Pour qui ? Que lui arrivait-il ? Venait-elle de se réveiller ?

 

Tout tournait à une vitesse folle et elle se vit projeter dans un trou noir cotonneux et insondable. 


























Et le ressac, de nouveau, l'emporte dans ton eau ... 













samedi 20 mai 2023

Moi, c’est l’Argentin, 6

 Scénario 4





 

I.


 

 

Écrire, peindre, mettre en images, dire … sont des formes d’expression artistique. 

Lapalissade, me diriez-vous. 

Évidemment, vous répondrais-je. 

 

Mais il y a toujours l’ineffable. Et il s’agit de mettre la main dessus. Comme un graal rêvé, couru, désiré. Une énergie motrice qui nourrit cette recherche constante. Qui rappelle celle du bonheur, même pour celui qui choisit de se mettre la corde au cou. 

 

Jusque-là, précisément. Parce que mourir ou choisir de mourir, c’est espérer la cessation de la douleur et donc tendre à un bonheur, aussi négatif soit-il. 

 

Tous les matins, je consulte ma liste de dicibles. Je chauffe mes moyens de cerner l’ineffable et je pénètre ma forge de mots et d’images.

 

 

II.

 

 

Ce jour-là, je choisis une table au bout de l’allée pour manger ma salade de quinoa, ma pomme, mes deux figues séchées et pour boire mon eau plate. Il m’arrive de me rendre dans ce genre d’espace pour des emplettes rapides ou pour des cadeaux. Pour aussi observer un peu. Je laisse ma forge pour un temps, ma Bleue, mon monde de réflexion, d’images mentales, de chantier spirituel. Et c’est un souffle autre, un pied dans le réel marchand.

 

Ils étaient proches, me jetaient quelquefois des regards rapides, je leur souris, ils me rendirent mon sourire. De temps en temps, leurs mains se frôlaient et, à chaque fois, ils regardaient dans ma direction. Je portai mon attention sur le skydôme. Il faisait gris et il pleuvait et j’aimais ce temps. 

 

L’idée germait. Encore du silence à transcrire et à mettre en images, dans la solennité, la discrétion et la beauté. 

 

Je me levai, débarrassai ma table et m’apprêtai à partir.

 

-       Au revoir, me dirent-ils, avec un sourire timide, presque coupable.

-       Aimez-vous, leur dis-je.

-       Merci, merci.

 

Je perçus une vraie sensibilité, embuée d’ailleurs, des deux côtés.

Un monde d’inquisiteurs et de messes basses alors que c’est si simple d’être dans le respect de la liberté. 



 

 

III.

 

 

Comment dire l’amour silencieux autrement qu’à travers des doigts qui s’entrelacent dans la peur ?

 

Incipit :

 

« Je l’aime sans savoir pourquoi. Je l’aime dans le silence coupable des interdits sociaux. Ma contrée se moque, chasse, frappe et souhaiterait tuer les hommes comme moi. Pour eux, je suis une lopette. Horrible mot. Je suis fin et intelligent et je suis curieux de cet autre qui me ressemble et qui m’attire.

 

En société, je fais semblant, je réponds aux attentes des autres et je fais mine de regarder la gent féminine, mes sœurs de cœur. Je ne crois pas en l’âme, je ne la vois pas, je ne la touche pas, c’est une belle idée, oui. 

 

Je crois que nous vivons, nous faisons notre chemin et nous partons. Le cimetière des molécules éteintes comme vous l’aviez nommé. 

 

Mon chemin, je ne peux le choisir : ils ont fait le choix à ma place et cela fait mal là. 


Il porta la main à son coeur )


Je ne veux pas vivre en mentant et ils m’y obligent. 

 

Je me souviens de ce moment de consécration, oui, de consécration, quand nous nous trouvâmes. C’était naturel et intense et indépassable. La ferveur d’approcher l’autre soi-même, avec sa singularité et sa différence. Évidemment, la mécanique des corps était puissante, elle s’était exprimée, mais nous désirions avancer dans quelque chose de plus éthéré. 

Le saisissement du sens de l’existence, les doigts entrelacés, à découvrir, à décrypter, à interpréter les tentatives des êtres de sensibilité à construire du sens. 

 

Il fallut contourner l’inquisition au quotidien. Montrez-le s’il vous plaît. »


 

 






jeudi 18 mai 2023

Le scribe et l'ami des livres

 









Je suis cet être hypra sensible et fort coriace qui écrit au quotidien parce que c’est ainsi que je respire le mieux et que je renouvelle mon être au monde. Je suis d’ici, d’ailleurs et de nulle part, parce que cela n’a de sens qu’au regard de la force des lois et de leur fonctionnement, dans la contrée où je peux me trouver. 


 

J’ai cette chance de me mouvoir à ma guise et d’être le gestionnaire de plusieurs vies. 


Je suis libre et épanoui là-bas au cœur de cet illustre espace du savoir. 


Amoureux du versant occidental ou nordique - plus précisément - de ma Bleue quand je lève la tête et que je m’y dirige ensorcelé par son charme latin.


Et puis, il y a l’ici-mien où je devrais pouvoir respirer, admirer, exercer mon regard, me complaire, réparer, insuffler la liberté, l’art et le Beau. L’ici-mien en peine, souillé, aux quatre vents, mu par un désordre insupportable, rabougri, qui monte et retombe sans cesse … 



 

-       Vous y êtes mal, me dit, l'ami des livres.

 

-      Et pourtant, le paysage est une splendeur. Un paysage-nôtre sur lequel agir exigera bien au-delà des plis à venir, des plis restants. Un paysage au tissu richissime fait de couches successives, de couleurs diverses, d’avancées anciennes, de liberté arrachée … 

 

Où sont-elles ? 

Pourquoi le décompte, impose-t-il le 7ème siècle ? 

Pourquoi l’inventaire ne se fait-il pas depuis les Moustériens, les Capsiens, les Puniques en passant par les Phéniciens, les Romains … jusqu’aux Français ? 

Pourquoi ce monochrome obsessionnel ? 

Pourquoi le spectre civilisationnel n’a-t-il pas accouché de regards multiples ? D’acceptabilité des autres ? 

Les autrestous les autres ? 

Comme dans la nature de la Nature, la nature de l’existence et la nature de l’être humain.

 

-       De l’agoraphobie.

 

-     Un peu … mais maîtrisée en général. En réalité, il y a une colère, une grosse colère. Parce qu’en ouvrant sa porte, toutes les pollutions se jettent sur vous. Tous les esprits étriqués. La profondeur de l’inconscience, de l’irrespect, de l’ignorance, très fréquemment … Et pourtant, le désamour est difficile.

 

-       Peut-être de l’hyper-vigilance.

 

-      Oui. Parce que le temps est court, les dégâts multiples, le recul grave et que j’ai couru au pas intense sur trois décades, sans vouloir autre chose que courir pour exercer la Vie. Par détestation du facile et du mâché. Voilà pourquoi.