Ce n’est pas de la nostalgie, c’est juste un dur désir de dire les choses, d’apporter de la signifiance et de s’exprimer à la place de ceux qui se taisaient, qui sont morts de leurs silences.
Parce que les mots étaient pesants, lourds, difficiles et impossibles à extraire.
Et puis, rendre hommage à ces êtres d’un passé lointain que les jeunes ne regardaient pas parce qu’ils les croyaient vieux et passés de mode.
Chacun baigne dans son temps et chaque temps a ses exigences, ses peines, ses désirs, ses fulgurances et ses déceptions. Seule la parole libère et ce n’est pas le plus aisé.
« J’ai passé ma vie écartelé entre deux familles et deux mondes. Mon père était un grand commis d’État à l’international et mon oncle était un fonctionnaire zélé. Évidemment mon père était en réalité mon oncle et mon oncle, mon père biologique. Enfin, mon évidence à moi.
J’ai vécu chez mes parents dans le culte des études, de la réussite exceptionnelle, du travail académique et rigoureux. Ce fut ainsi pendant très longtemps et les limites étaient bien tracées. Chez moi, c’était chez moi et chez mes parents biologiques, c’était chez eux. Et d’ailleurs très jeune, alors que tout était dit et que je savais - sans trop comprendre d’ailleurs - les visites chez mon oncle ne me plaisaient pas beaucoup. J’y étais mal à l’aise et je ne pensais qu’à retourner chez moi.
Les conversations tournaient beaucoup autour des légumes, des fruits, des plats d’antan et de l’administration d’alors. Je compris sur le tard que mon père m’y emmenait pour moi, certes, mais aussi beaucoup pour lui : les plats traditionnels dont il raffolait en silence et qui lui étaient présentés à tour de bras.
A l’époque de ma construction personnelle, les visites s’espacèrent. J’étais en études, en examens et en impératifs académiques et mon père mit un terme à ses envies culinaires. Quand je partis faire mes années universitaires, ils sortirent de ma tête complètement. J’étais en contact avec mon père très régulièrement, il suivait mon parcours et venait souvent me rendre visite. Et puis, je tombai amoureux fou d’une jeune fille et nous nous mariâmes.
Tout m’avait réussi ou presque. J’avais réussi mes études, j’avais un métier intéressant et une femme formidable. Je vivais dans un pays en avance sur son temps et j’y étais heureux. Mes parents vieillissaient, mais bien et quand ils venaient en vacances, on passait du temps fort agréable et on riait beaucoup. Je les aimais et leur étais reconnaissant de tout ce qu’ils m’avaient donné : l’intelligence, l’ambition, la force d’avancer et l’immense tendresse silencieuse.
Mais j’avais fréquemment des nœuds à l’estomac, comme une peur au fin fond du ventre. Je décidai de prospecter et c’était dyspepsie, colon irritable, SII … C’était selon le praticien. Et le malaise diffus ne me quittait pas et s’invitait sans s’annoncer.
Je n’en disais rien. Un jour que j’allais au travail, j’eus au volant de ma voiture un terrible nœud au ventre. Déstabilisé par un malaise indescriptible et grandissant, je crus que je mourais. Un tumulte intérieur prit possession de mon corps et je dus me mettre sur le bas-côté. Je tremblais, mes mains s’étaient vidées de leur pouvoir et j’étais confus. J’entrepris de respirer, ce qui, je pense aujourd’hui avec du recul, me fit du bien. Être un homme vous interdit la faiblesse et certains de mes réflexes se mirent de nouveau en marche grâce aux exercices respiratoires que je fis sans relâche.
Je me contins et me rendis non plus à mon lieu de travail, mais chez mon généraliste.
Mes parents étaient en vacances chez nous. Je prétextai un travail de la plus haute importance pour m’absenter deux jours et je me fis admettre dans une clinique pour une exploration approfondie. Je n’avais strictement rien et le SII quoique lui-même d’origine nerveuse n’était pas gravissime. Mon généraliste était formel : le bilan sanguin était bon, les radios aussi. Restait à interroger le psychique et il m’aiguillonna vers un confrère.
Le verdict tomba sans appel : trouble panique et il fallut interroger bien des choses dont l’album de famille.
Il fallut du temps, des circonvolutions, des moyens détournés, de la fuite pour cacher mon mal. Et c’était un mal tenaillant et fantasque. Après l’épisode voiture, les deux jours de clinique où je fus saisi à trois ou quatre fois de la chose, je perdis mon équilibre.
Le nœud venait quand ça lui chantait et j’en avais tellement peur que je me raidis et finis par l’attendre. Je me surpris un jour aux lieux d’aisance de mon travail, à ne plus contrôler grand-chose. Je tremblais, tous mes indicateurs étaient au rouge, mon cœur battait à se rompre et le sang giclait à mes oreilles. J’avais froid, j’avais chaud, j’étais cramoisi et j’avais un sentiment de mort imminente. J'avais aussi une terrible honte.
Je me précipitai dehors, arrêtai un taxi et me dirigeai vers la clinique la plus proche. Et tout au long de la crise, parce qu’au final, c’en était une, j’avais deux idées obsessionnelles : La Nausée de Sartre que j’avais eu au programme au bac et que j’avais haï et la maison de mes parents biologiques dans laquelle je n’avais vécu que six mois et que j’avais gommée de ma mémoire. Je ne m’y étais jamais senti à l’aise et quand mon père prenait congé de la famille, ma respiration reprenait son ampleur et son aisance.
Mon épouse voyait ma mine déconfite. Et j’invoquais le travail. Elle était inquiète et ne savait comment réagir pour me cerner. Sa tendresse m’aida à me ressourcer, le sport intense que m’imposa mon médecin raffermit ma confiance en moi ; nos échanges, ses explications, le saisissement de cette chose horrible se fit progressivement et je compris qu’une vieille douleur enfermée cherchait à se dégager de mon emprise répressive. Ce fut un long combat de gladiateurs parce que je refusai net les AD.
Être un homme n’a jamais été une chose aisée dans ma société de surhommes gonflés à l’hélium.
( À suivre )
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire