Un jeune homme saisissant entre textes et ingénierie !
Une rencontre fortuite et heureuse dans le quartier savant de Paname. Ils s’étreignirent et l’effusion était palpable. C’était un de ses anciens apprenants, un jeune homme curieux et vif, qui leva son bac sans souci, vite fait et excellemment et choisit le Canada pour la suite universitaire.
Ils prirent une table au café le plus proche. Par chance, La Sorbonne était en face et de toute façon, elle logeait à la rue Vaugirard et venait de quitter l’appartement.
- Mme, quel bonheur ! Nous ne vous avons jamais oubliée ! Jamais !
- Plus de Mme stp, nous sommes entre adultes aujourd’hui et les années d'études sont derrière désormais, fit-elle, en riant.
Il était ingénieur, travaillait désormais entre l’Europe et le Canada, mais demeurait amoureux des Lettres et des Arts, lisait toujours et ratait peu d’expositions d’art contemporain.
- Mme, c’était ma plus belle année ! Merci d’avoir été mon enseignante, c’était un tel bonheur ! On apprenait, on réfléchissait, on découvrait la chose artistique et on saisissait l’intention des auteurs et la portée de leur contribution ! C’était moderne. Merci.
- Vos mots me ravissent, vraiment. Fière de ce que tu me dis là.
Et c’était tout à fait exact. Ces mots simples d’apparence avaient une vraie teneur et elle se dit que pas mal s’en était imprégné. Du baume au cœur surtout que ces trois dernières années, elle vit au quotidien, un recul tous azimuts sur tous les plans et que d’avoir été chargée d’innover n’avait pas donné autant qu’elle aurait voulu.
Les idées, les perspectives, le désir de faire s’étaient heurtés à une résistance, à un temps inopportun socialement et politiquement, à une mollesse dans la contribution et à un rythme irrégulier et démotivé et elle quitta le navire, incertain et sans visibilité, le laissant en plein tangage dans une inertie systémique générale.
Les mots du jeune homme la revigorèrent, mais elle savait que beaucoup de ses apprenants avaient choisi de s’expatrier, par besoin de perspectives d’avenir, mais aussi de libertés.
Les révolutions, au final, quoique importantes historiquement voire capitales, exigent un temps lent, entrainent des montées et des revirements, contiennent en leur sein des imprévus et des volte-face, embrouillent la vue et l’esprit et, aussi bien les jeunes que les moins jeunes, du moins les plus conscients et les plus pragmatiques, les plus en besoin de visibilité, quand leur dynamisme se voit fort contraint, n’hésitent pas à changer de cap.
C’était le cas pour lui, pour bien d’autres et pour elle aussi. Le temps étant la chose la plus précieuse au monde. Les jeunes se construisent et tracent leur vie, les moins jeunes sont toujours motivés pour envisager de nouvelles manières de faire, pour espérer innover, dynamiser et aider. Pour les autres aujourd’hui.
Elle travaillait sur des projets pédagogiques ponctuels avec des spécialistes de partout et de toutes disciplines pour offrir le plus d’ébauches pédagogiques possibles et c’était fort intéressant.
Si la pédagogie se sclérose, il faut le dire et à voix haute, l’enseignement est au point mort. Et si l'enseignement est au point mort, l'espoir se perd. C’était le règne de la médiocrité, des formations inefficaces, des enseignements caducs, de la lenteur et de la pauvreté de la chose savante, dans un XXIème siècle entièrement informatique, numérique et digital, plus de 70 ans après l’indépendance. Au primaire, on pratiquait encore le par-coeurisme à titre d’exemple et ce n’était pas tout. Evidemment.
Ils prirent des cafés, des viennoiseries et des jus frais et il lui parla longuement de son travail, de son implication, du niveau fort élevé de la recherche au Canada et de l’Europe qui s’accroche et ne baisse pas les bras.
- Notre pays est d’une beauté physique époustouflante, mais je n’ai pas le temps d’attendre.
- Je comprends, dit-elle, dans un sentiment de tristesse qui était là depuis un moment, déjà. Que dire des personnes de ma génération ? Nous avons vécu sous le premier président un homme éclairé, mais que le pouvoir grisa et qui ne posa pas les bases d’une vraie démocratie en son temps.
Le 2ème président et l’ère du mensonge policé, de l’obscénité et du clinquant. Le pouvoir d’un seul homme pour la seconde fois. Et puis cette révolution qui n’en finit pas d’incertitude. Des années horribles, de la corruption tous niveaux et des personnages lamentables comme jamais auparavant.
Aujourd’hui, nous sommes toujours dans le flou alors que nous exigeons une force des lois et un fonctionnement draconien des institutions.
- Mme, vous êtes spéciale.
- Je ne crois pas. Je suis plutôt juste, je crois. Et je rêve de savoir et de modernisme. Sans cela, aucune progression n’est possible. Vous savez notre vie à nous adultes est derrière. Les années d’études, de travail, de transmission de savoir, d’approche psychologique et adaptée de chaque apprenant ou presque, le désir de laisser un impact sur chacun afin que la chose savante, culturelle et artistique soit désirable à leurs yeux …
Je me rappelle d’une institution privée, d’une boite à fric à l’époque où les mômes venaient avec de l’argent de poche en-voici en-voilà et où l’art était pour eux synonyme de cabarets et de danse du ventre. Évidemment un entourage assez malsain en ce temps-là. Ils avaient prêté l’oreille aux discours pédagogiques nouveaux et sains et ont pu accéder aux grandes écoles, mais à quel prix les premières années ! Vous savez, l’apprenant est l’indicateur le plus fiable de la qualité d’un enseignement. Clairement. Et puis, d’entendre un son de cloche nouveau où la valeur suprême n’était pas l’argent-roi, ce fut un véritable chant de sirènes pour pas mal. C’est le bonheur de l’enseignant impliqué et consciencieux.
- Mais la masse, Mme !
- La masse est partout à peu près la même. Mais tu me diras que conscience et force des lois sont incomparables. Et tu auras raison. Et arrête avec Mme !
Ils rirent de bon cœur. Il y avait une belle fluidité dans l’échange et ils s’entendaient tacitement. Mieux, elle apprenait de sa spécialité.
- Vous nous avez montré qu’il fallait se construire des ailes, voilà.
- Merci de l’image et surtout méfiez-vous de ce qu’en fit Icare.
Rires. Un bel échange entre un jeune, écouté attentivement, riche d’expériences nouvelles et une large quinqua, toujours en quête d’idéaux et d’espoirs.
- Je me rappelle encore d’instants précis de vos cours. Vous vous souvenez de MO quand il vous dit que vous étiez clairement a-dogmatique et que vous lui aviez fait un discours sur l’essentialité de la liberté ? Des textes que nous étudiions à la loupe ? Des surréalistes dont vous étiez si férue ?
- Toujours ! J’ai toujours cru au savoir, à la connaissance et à l’utilisation de la raison. A quatorze ans, je m’insurgeais contre les détenteurs de la pré-destination alors même que leur volonté était impliquée, leur libre-arbitre. Ils défoncent un mur et invoquent la volonté de Dieu, alors même qu’il leur demande de lire en premier. L’acte de lire est fondamental, voilà pourquoi toutes les croyances et toutes les législations ont compris l’importance du texte. Et c'est vrai, pendant près de trois décennies, j’ai disséqué des textes avec mes apprenants, on faisait de la vivisection ou presque et rien n’échappait à notre vigilance. Le style, la manière, la rhétorique, l’intention de l’auteur, l’implicite et l’explicite, le non-dit, le contexte, l’implication de l’auteur … La réticence que j’avais - et les apprenants l’avaient finalement compris, vous l’aviez compris - concernait la biographie de l’écrivain que d’aucuns considéraient comme éclairante sur les extraits ou l’œuvre. Trop facile et peu intéressant et focaliser sur le texte, sa forme, la corrélation fond-forme, l’inconscient de certains choix sont autrement plus révélateurs et hautement plus signifiants. C’est ce que je pense.
- - Et le support image comme vous disiez ?
- Oui, on s’arrêtait sur les mots, les images, on faisait parler les enluminures, les affiches et les photos, les angles de prise de vue. Quand on s’exerçait à écrire, on mettait l’ineffable en objectif et c’était le rush mental, d’un groupe d’apprenants qui rivalisaient d’imaginaires. T’en rappelles-tu ?
- Et les prestations orales de gamins de 16/18 ans que nous étions, briefés à la moelle, qui montaient sur scène et rendaient compte de leur mini-thèses de TPE ou de leurs stages de découverte ou qui disaient une tirade d’Antigone dans un jeu puissant. Vous nous aviez tués avec ça !
- Pas tant que ça ! fit-elle, en riant. Vous êtes là ! Lors d’organisation d’événements culturels, je fis appel à quelques-uns qui furent brillants, je pense à Sapho notamment, Tu t’en souviens ? Elle se distingua très vite alors qu’elle était poussée à ne pas percer pour des raisons personnelles et parce que l’administration de l’époque était fermée à tout ce qui n’était pas normatif classique. Elle perça largement au milieu des autres, venus d’autres écoles.
- On ne s’invente pas pourvoyeur de savoir du jour au lendemain, Mme.
- C’est vrai. L’enseignement est un sacerdoce et il exige de vous toute votre puissance et toute votre énergie. Voilà pourquoi en route, beaucoup baissèrent les bras, d’autres tombèrent et certains y laissèrent santé et intégrité. Un métier pénible au-delà de dix ans, à moins d’être de force herculéenne, ou de sang froid stoïcien et encore.
- J’en ai croisé des comme vous, ces quinze dernières années, à McGill notamment. Des prophètes éclairés et rationnels, des êtres investis ontologiquement. J’ai tellement appris.
- Merci de tes mots. Un retour magnifique. Cela m’émeut.
Ils continuèrent à se dire des choses. Elle apprenait, il était fier. Un juste équilibre et un vrai bonheur pour les deux, un couronnement réciproque : j’ai participé à tes strates fondatrices et tu me réjouis en m’éclairant sur ton domaine de spécialisation. Il avait une verve, un dynamisme qui ne trompaient pas et elle les partageait encore de plain-pied.
Ils se donnèrent rendez-vous pour un brunch au soleil avant l’arrivée du froid et l’invita à intervenir lors d'un TEDx qu’il organisait à la fin du mois, autour des expériences académiques et professionnelles.
- - Un retour d’ascenseur qui me ravit, dit-elle.
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