Écrire et dire sont des actes de libertés. Signifier et se faire entendre en sont la consécration.
Panthéon Sorbonne, Grand Amphithéâtre,
Un univers de jeunes adultes actifs, déterminés, laborieux, décomplexés aussi. Une moyenne d’âge de trente-quarante-cinq parmi le staff. Des intervenants de tous âges et de tous domaines. Des va-et-vient, une frénésie perceptible dans les coulisses.
S. s’activait en chef d’orchestre, la listes des intervenants à la main avec les intitulés des interventions. Des speakers, disent-ils et beaucoup d’anglais par ailleurs, même si les conférences étaient en français, que c’était à Paris que cela se déroulait et qu’il y eut des précédents, depuis un moment déjà. Le concept restait américain comme dans beaucoup de domaines.
Parmi les speakers qui révisaient leurs notes, il y avait un calme et une indépendance. Personne ne semblait vouloir s’affirmer ou s’exhiber. Du déjà vécu probablement et une mentalité de respect de soi et des autres, quel que soit leur degré de spécialisation, leur académisme ou leur autodidactisme. Et les domaines étaient divers et variés.
L’enseignante nota la présence de quelques personnalités publiques, un homme politique, un caricaturiste célèbre, un humoriste de renom parmi les conférenciers. Et probablement que le terme de conférencier ne convenait pas car malgré le lieu, tous n’étaient pas des enseignants.
Le concept était bel et bien américain et toute expérience personnelle valait la peine d’être partagée et était passible de contenir un enseignement et un enrichissement. Évidemment, ils avaient leurs puristes Outre-Atlantique, leurs univers clos et hermétiquement fermés, mais c’était là une démarche qui datait - de 1984 - et dont l’objectif fondamental était de diffuser des idées novatrices, de faire valoir des expériences personnelles avec tout ce qu’elles pouvaient contenir d’ardu, de motivant, de phases d’échecs et de redémarrages. Un peu dans l’idée des universités européennes libres où, en marge du normatif, on pouvait aspirer à reprendre ses études, à s’enrichir sans être sous le joug de l’âge ou du parcours traditionnel et académique, différemment, mais dans le même esprit.
Il y avait aussi tout le côté financier en amont et en aval, organisation, tarifs des intervenants les plus connus, sites de dépôt des contenus, vente des conférences par la suite etc … Mais pour l’heure, ce qui mobilisait l’enseignante c’était l’ambiance générale. Elle observait tout et rien n’échappait à sa vigilance. Son intervention était toute fignolée et elle n’avait jamais eu de problèmes pour s’exprimer. C’était aussi une maniaque du travail bien fait, du cisèlement quasiment, et le seul dysfonctionnement qui la dérangeait quelque peu étaient les trous de mémoire, mais elle savait y parer. Elle avait formé des générations aux prestations orales et avait trouvé des astuces pour ne pas en être perturbée. Le Tedtalk était de l’oral pur et son ordinateur ne sera pas à portée de main. Elle refusa aussi l’oreillette et l’aide d’une secrétaire. Elle travailla seule toute sa vie et c’était une femme de plume, habituée à réfléchir et à transcrire dans le calme et surtout sans hésitation. Elle demanda juste une chaise au milieu de la scène parce qu’elle entendait se mouvoir, mais aussi se poser.
Une trentaine d’intervenants, elle passait en dixième position et après, elle irait s’asseoir parmi l’assistance. Des coulisses, elle suivit très attentivement les premiers talk. Un comédien français fut puissant et tellement accrocheur. Il parla de son enfance difficile pour aboutir aux planches et au théâtre d’auteur.
FJ prit la parole pour expliquer comment il passa de la biologie à la littérature parce que ses parents contraignirent son choix premier. Fort !
Un humoriste connu fit rire l’assistance tout en décrivant les ateliers d’écriture animés par ses scénaristes, ses conseillers et lui-même. Un gigantesque travail de préparation en amont, insoupçonné pour certains. Les speakers avaient minutieusement préparé leurs interventions et chacun avait opté pour une manière de faire propre à lui.
L’enseignante fonctionnait au jet en matière de signifiance et dès après l’invitation de S. elle mit les grandes lignes de ce qu’elle voulait passer comme message. Son pays, entre Carthage et aujourd’hui, sa solitude extrême de grande liseuse adolescente, d’analyste psychologique spontanée, de plume sine qua non et d’adepte ontologique d’une existence se faisant autour de la lecture-écriture-expressions-échanges.
Elle savait dire, faire dans un naturel et surtout sans surcharge ni fioriture. L’essentiel, dans un ton juste, sans se surexposer, en faisant voir les possibles et les limites. Elle n’aimait pas les gesticulations, ni le piaillement et trouvait cela respiratoirement haletant et psychiquement noué. Ce sera juste et naturel, décida-t-elle.
« Carthage est le grand nom d’une côte méditerranéenne. Une ville bâtie par Didon, une femme de douceur et de force vaillante. Que de fois, elle fut désirée, sans être aimée en réalité, mais toujours forcée. Carthage est femme, n’en déplaise aux adeptes d’une masculinité à tout-va.
Il faudra se mettre debout face au bassin bleu au milieu de Carthage pour mesurer sa beauté et sa grandeur, ses flancs harmonieux, son humus nourricier et sa force orgueilleuse. Il y a du mythe dans Carthage et l’intérêt du mythe est de faire rêver, parce que le mythe est large, jusqu’au-boutiste et qu’on y déploie ses ailes.
Je suis l’enseignante de l’organisateur de ce Ted comme vous dites, de cet espace d’expressivité et j’aime m’imaginer au mont de Carthage m’adressant à la mer, bleue, houleuse, vivante et libre. J’ai enseigné à Carthage une dizaine d’années et j’avais à ma droite la Méditerranée. C’était magique, presque tous les jours.
J’ai rencontré S. par le plus grand des hasards et nous échangeâmes autour d’un café, nous rappelant un passé vieux d’une vingtaine d’année, autour de textes toujours vivants et toujours signifiants, de savoir et de vie. Et mon apprenant devint mon maître d’enseignement et j’en fus ravie.
Nous avons tous quelque chose à apprendre de l‘autre avec une seule exigence : l’authenticité de sa signifiance et son naturel d’être libre et juste. C’est beaucoup.
Je suis, je crois, une femme libre et naturelle, fort exigeante sur la qualité de ce qui me nourrit. Et ce matin, je suis repue des neuf interventions qui m’ont précédée, mais je ne raterai le dessert pour rien au monde.
A Carthage, depuis quelques siècles, il faut se dresser pour exister en femme indépendante et incontournable. Pourtant, ce pays d’Amazighs originellement, vit les femmes les plus libres et les plus puissantes.
N’est-il pas incroyable d’aspirer chaque instant à la liberté sans condition dans un pays fondé par une femme ? Mais en réalité, nous savons tous que le combat est le même, ou presque, un peu partout, et à des degrés de dépassement.
Les combats des uns et des autres, nombreux par ailleurs.
Nous savons aussi, que l’homme a toujours eu besoin de plus petit que soi. C’est sa part la moins humaniste, mais la plus humaine. Et l’humanisme est la conséquence d’un humain qui a réfléchi, qui est conscient, volontaire et agissant.
Réparons, Mesdames et Messieurs, réparons ! Et c’est précisément mon travail, je répare et je bâtis. Une enfance et une adolescence passées dans les livres dans une bibliothèque familiale abandonnée, majestueuse, silencieuse à souhait et infiniment emplie d’un monde à découvrir. Découvrir la vie, les autres, les mots, les sens qui résistent, l’incompréhensible, fort séducteur … dans un espace clos, a été mon aubaine. Une richesse inattendue et vertigineuse. On m’y laissa et je n’en sortis jamais.
L’enseignement vint-il par hasard ou en suite logique ? Un peu les deux. J’étais une solitaire et une discrète et il fallut extraire, les mots, les lignes, les idées et les concepts. Je continue parce que c’est devenu une respiration.
Que vous dire sur mes vingt-huit ans de salle de cours ? Une énergie renouvelée au quotidien, du sourire, une empathie de proximité et un questionnement permanent à plusieurs. Je reconnais à mes conditions existentielles sartriennes, à mes géniteurs, une redevance affective et vitale qui firent de ma personne une donatrice désintéressée et assez altruiste.
Le chantier du savoir est fort vaste, il nous tient en haleine et nous séduisons du mieux que nous pouvons nos adeptes. Questionner, décrypter, saisir en séduisant est passionnant.
Après un long exil, et sur le chemin du retour à la terre natale, en Galilée, Mahmoud Darwich décrit l’itinéraire comme un désir amoureux, emporteur, comme un souffle meneur, mettant presque en péril son cœur de poète, rêvant de l’autre perdue qui n’est que soi-même. Un désir bien plus puissant que son sentiment à l’arrivée, et au vu de ce qu’il y vit, de part et d’autre. Le désir n'était pas d'aboutir.
C’est de cette force et de cette puissance que je viens vous entretenir, celle-là qui vit en nous, qu’il nous faut trouver et raviver au quotidien, notre existence entière. Parce qu’en la perdant, nous nous éteignons.
Vous l’avez, je l’ai encore, nous l’avons, à des distances inégales et avec un entrain variable. Tenons-la fermement et nourrissons-la. Peut-être que Didon et Carthage m’aidaient à l’avoir en main lors de mon parcours, la bleue à la droite de mon bureau et le soleil éclatant ? Fort probablement.
Aujourd’hui, j’apprends, je vous entends et je m’entends et tout cela finira par faire naître quelque chose, une maïeutique, une venue au monde de quelque chose qui sera une tentative de définition de ce que nous sommes, une énième, parce qu’à chaque éclaircie, à chaque sens nouveau, nous avançons et notre regard s’agrandit jusqu’au chavirement et l’ultime connaissance.
Ne nous hâtons pas, construisons du sens. Cela maintient, propulse et enivre et nous n’en sommes que meilleurs, plus forts et plus beaux, plus solides et plus sereins. »