Sordide spectacle sur les toits de Paris. Pourtant c’était un jour comme les autres mais les autres - les personnes, entendons-nous - c’est tellement ramifié, cela va dans tous les sens.
Une après-midi, même pas une nuit. Un temps assez doux pour la saison et un petit soleil jusqu’à vers 16 heures.
On n’entendait que le bruit des pas sur les marches qui craquèlent depuis plusieurs années. C’est l’arrière d’un immeuble mais l’entrée était la même pour tous. On traversait une cour intérieure pour accéder aux chambres des toits. Un escalier en colimaçon un peu raide pourtant tellement empunté. Le colimaçon du désir et de l’ardeur, les lattes des marches qui bougeaient sous les pieds parce que rien n’arrête la frénésie. Que d’hommes de tout âge s’étaient faufilés là, guillerets à l’idée d’être là-haut. Le désir est vie et la vie est plurielle. D’aucuns diraient qu’il s’agit là de misère, c’est tellement facile de lâcher le couperet. Juger, le Grand chapitre de l’Histoire des Hommes, le plus violent et le plus coupant, le plus bête aussi.
Le colimaçon du rire secret avant de rentrer chez soi ou encore le lieu de toutes les débauches et de tous les vices autorisés car gratifiés de pièces trébuchantes.
La chambre des toits des jeunes apprentis de la chair qui en ressortaient mains dans les poches et épaules rieuses.
Il y avait pas moins d’une vingtaines de gars, des gris anthracite de la Police des moeurs. Ils montaient, descendaient, remontaient, redescendaient. Quelques techniciens et un légiste.
Trois cadavres dans une minuscule chambre de bonne. Deux sur le lit et un à l’entrée. Du sang partout sur le matelas, du sang au sol autour du corps inerte de l’entrée.
Il les exécuta alors qu’ils étaient de toute évidence en plein ébats amoureux ou plutôt sexuels. C’est quand même différent.
Sur la table de nuit des billets, dans le tiroir aussi, des liasses, probablement la recette de plusieurs journées de travail. Cela ne laissait pas de doute sur la profession de la pulpeuse brune. Elle était au-dessus de l’homme qui ne devait pas avoir plus de trente ans et toute sa chevelure était en sang. Le coup visa la nuque et elle dut mourir sur le coup. Le jeune homme avait été tué immédiatement après et ses yeux froids grands ouverts disait tout son ahurissement. L’expression n’a même pas eu le temps de s’achever. Le tueur avait tout l’air d’un monsieur du grand monde et la police se demandait ce qui avait bien pu le pousser à cette extrémité-là. Il ne se rata pas non plus et l’énorme trou à la tempe fit gicler beaucoup de sang.
Un suicide brutale, un crime passionnel, une pute de chambre de bonne, un jeune homme prit d’assaut par une plantureuse femme qui connaissait bien son métier et le faisait avec dextérité. Tout le spectacle qui s’offrait aux yeux de la police, des différentes polices.
Enest a décidé qu’il en sera ainsi. En réalité, il ne décida rien du tout, il n’en était même plus capable. Claire n’a plus voulu l’écouter, elle répétait toujours la même chose :
- - Tu te perds Enest, tu te perds.
- - Non Claire, tu ne peux pas comprendre, tu ne veux plus comprendre. Tu m’ignores, tu n’es pas sensible à mon histoire parqu’Éva est une catin du Mogador. C’est une femme et elle est indispensable à ma vie tout comme toi. Et tous ces hommes alors ? Que crois-tu ? Ils en sont fous eux aussi. Je les ai vus. C’est insupportable mais elle est divine. C’est sa profession, c’est dur, mais c’est sa profession et elle dit l’aimer.Tu ne veux plus m’écouter Claire, tu ne veux plus.
Qu’est-ce qui fit d’Enest le détraqué qu’il était progressivement devenu ? Qu’avait-elle de si fou cette Éva ? Une catin des rues de Paris trouvée un soir d’angoisses adossée à une lanterne à ausculter ses ongles. Une rencontre en somme anodine mais qui bouleversa quelques vies. Les angoisses ? Le désir ? Le dépassement de soi ? L’insatisfaction ? Ces sens tout faits, véhiculés, par les géniteurs par la société et en mal de dynamisme réfléxif ?
Ou alors Claire et sa rigueur et sa trop grande implication en tout. Ou encore Enest, lui-même tout simplement, qui s’était exprimé un peu tard, qui suivait jusque-là.
Un homme à textes pourtant mais c’était encore le désir de Claire. Le père d’Enest s’était trompé, il lui avait prédit une carrière de pompiste parce qu’il était dysorthographique. Le voilà meurtrier. « C’est bien ça, papa ! »
Une histoire parmi tant d’autres où les zones d’ombre sont tenaces, où la volonté du Scribe s’exprime parce que les enchevêtrements sont multiples et que l’humain est, à un moment de sa vie, d’une fragilité telle que la fin en est simplement aberrante.
La rue Mogador ne pleurera pas Éva, il y en aura d’autres. L’appartement de Claire et d’Enest du haut de sa sublime élégance était dans un silence de mort. Un jeune inconnu a été exécuté à un moment de perte charnelle où une péripatéticienne à la rare dextérité le chevauchait.
Il faisait tellement froid dans les cœurs que la vue en était estropiée.