vendredi 16 février 2024

Siciliano, 3

 Paolo, 3






Ma mère n’était pas une femme de lettres ni de philosophie ni d’existentialisme. Ma mère était une épouse et une Mamma. Elle était aussi la Mamma de son mari. Souvent. A le corriger, à le tancer, à le materner, à le nourrir et à l’aimer de mille façons pratiques, avec zéro mièvrerie. 


Et il fallait savoir lui prêter l’oreille parce qu’elle était un puits de sagesse et de connaissance intuitive et intime de la vie. Dans la verdeur de la jeunesse et l’apothéose de la bêtise, on catalogue les mères : vieilles et en-dehors du monde bouillonnant. Que c’est bête !

 

À soixante-dix, elles se laissent un peu faire, mais à quarante et à cinquante, les Italiennes vocifèrent. 

 

-       L’oisillon ne donnera pas la becquée à sa mère, quand bien même il se lisserait la moustache ! Voyons ! Neuf mois dans mon utérus et voilà que ça prend de grands airs !

 

L’utérus, le point de départ, le fanion agité à la moindre incartade, la menace, l’imprécation, s’il le faut. Pourvu qu’elles gardent leur joug et leur pouvoir plénipotentiaire. 



 

La mienne avait très vite baissé les bras, c’était sa vue et c’était très dur pour elle. Et elle avait, avec elle-même, admis sa fin de règne. La vue, ça vous, briserait un cheval. Et j’avais mal pour elle et j’aurais voulu qu’elle me rappelât encore mon origine utérine avec sa voix de ténor, mais elle avait abdiqué et je le refusais. 

 

J’appelais ma femme à la rescousse. Elle savait faire avec le formel et c’était d’ailleurs tout un pan de sa personnalité. Elle ne comprenait pas et ne trouvait aucune excuse à l’abandon.

 

-    Lily, pourrais-tu t’occuper de la Mamma ? Je voudrais bien que nous l’emmenions en week-end.

-        Évidemment, me dit-elle.

 

Et ce fut tout le tourbillon esthétique des femmes : teinture, mise en plis, soins des mains … et j’en passe. Quand nous nous réunîmes le soir pour dîner, je me trouvai face à cette étrangère fort soignée dont la voix m’était très familière. Si chère à mon coeur.

 

-       Che sei bellissima Mamma ! lui dis-je, joyeusement. 

-       Merci mon fils, je l’ai fait pour toi.

 

Sa voix était autre, sans aspérité, sans timbre, sans amour de la vie. Je refusais son abdication qui me diminuait de l’intérieur et me mettait dans l’impuissance. Non seulement c’était ma mère, ma matrice, ma source, mais c’était aussi cet être-repère dont j’avais besoin pour avancer ou encore pour me replonger dans notre passé commun.

 

Et elle ne comptait plus le temps ni ne programmait les moments heureux et chauds. Parce que vivre sans activisme domestique, familial, filial n’avait aucun intérêt pour elle. Elle avait le temps lent, long et inutile ; la pensée hyperactive et versatile, nourrie d’inactivité physique et d’angoisses silencieuses. 

 

Un jour, que nous étions en week-end sur la côte amalfitaine, je la pris dans mes bras et la plongeai dans un grand bassin d’eau de mer chaude.

 

-        Ferme les yeux, Mamma.

-     Je n’ai pas besoin mon fils, ils sont presque fermés. Je vois de moins en moins. C’est la DMLA.

-       Ferme, quand même, les yeux, Mamma. Et laisse-toi bercer. 

-       D’accord.

 

Je la baignai pendant près d'une heure, lui mit de l’eau sur la tête, sur le visage, à l’arrière du cou. Sur le dos, les yeux fermés, elle se sentit « légère et très bien ». Elle avait toujours adoré l’eau et était, jeune, une grande adepte de la douche quotidienne voire biquotidienne et de la mer. 

 

A force, de silence, de gestes de douceur et d’eau, de planches, de clapotis, elle sourit de son sourire d’avant et me dit :

 

-   J’ai nagé toute ma vie et j’aime la mer. Nous étions de grandes nageuses, mes sœurs et moi. Je les vois encore ouvrant la trappe de la terrasse sur pilotis et se glissant directement dans le profond. Il n’était pas question qu’on nous voyait en maillot, cela ne se faisait pas en mon temps. J’avais ma tenue de bain, un maillot bleu marine à jupette et à petits pois blancs. Merci mon fils.

 

Et cela devint une habitude bihebdomadaire. Et des sensations lui revinrent, le sourire aussi, les souvenirs et la vision du passé. Ses parents, ses sœurs, la vie, la mer, le Sud ... Deux jours par semaine, par tous les temps et malgré toutes les responsabilités, j’allais dans l’eau iodée avec la Mamma et elle parlait et elle riait même, évoquant tous ses âges, les siens, les odeurs et les senteurs, les mets ...

 

-      Je crois bien que ma vue s’améliore, mon fils. Oui, oui, je vois mieux. Et j’ai les miens nettement présents à l’esprit. Quelle belle époque, quelle vie !













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