( Non, mon univers est loin d'être vide, 5 )
Est-il possible de voir l’autre comme un complément de soi et d’être pour l’autre ce qu’il désire le plus sans qu’intervienne à moyen terme un moi en déroute ?
Son univers était multiforme, polyphonique, escarpé. Doté de multi-facettes, il sollicitait tous les sens en permanence et toutes les broyeuses de signifiances. Il aurait pu passer pour fou mais il était très soigné. Il s’appelait Mus et était effectivement un fou mais un fou sage. Jusqu’à la déflagration.
Biologiste de formation, ayant exercé en laboratoire pendant pas moins de quatre décennies, il décida à la soixantaine d’installer un lieu de travail dans sa maison et de se lancer dans la recherche cellulaire poussée mais aussi dans la démystification de l’univers, dans la découverte de la médecine chinoise, des mondes parallèles, de l’astrophysique, de relire les philosophes allemands ... Vaste chantier.
Son épouse le suivait du coin de l’œil au quotidien bien que le lieu de ses recherches tous azimuts soit situé au fond du jardin. Une dépendance qu’il avait entièrement aménagée selon ses « besoins » de recherche poussée. Elle était peu rassurée, avait un mauvais pressentiment. Cela faisait quelque temps qu’il lui paraissait un peu fébrile, un peu intérieur, dissipé souvent. Son écoute avait changé de qualité, ses sourires disparu. Il était souvent très affairé dans ses projets, « des projets qui ne sauraient attendre plus que cela ».
Au début de leur vie, bien que d’horizons divers, elle aimait l’écouter lui expliquer la science, la biologie, la cytologie, sa spécialité, la biotechnologie. Il lui disait déjà à l’époque que seule la nécessité de travailler et de gagner sa vie l’avait poussé à ouvrir un laboratoire et à ne faire que du biomédical, à ne focaliser que sur les divers fluides biologiques humains.
- Il y a tant à faire pourtant mais le diagnostic ne me laisse pas de marge et il faut faire vivre.
Plus tard, l’avancée grandissante de la biologie moléculaire, des technologies de pointe le fascinèrent. Il disait être en retard, être dépassé et chaque week-end après lecture de ses magazines spécialisés, il laissait voir sa frustration, sa colère : « J’en ai marre des liquides organiques ! »
Son mari était un scientifique, elle avait toujours été fière de lui. Il était pétillant et plein de vie scientifique, prioritairement. Comment allait-il gérer cette préretraite décidée assez vite et sur une grosse colère ? Cela faisait un peu plus d’une décennie que leur communication avait pris un coup. Il était trop pris par son travail, ses déceptions de chercheur avorté, contrit. Elle s’occupait de sa demeure qu’elle voulait magnifique, de sa table et, à près de cinquante ans, d’un projet qui lui tenait à cœur depuis jeune : un atelier de confection de robes longues d’hôtesse ou plus justement de châtelaine, à la taille de son imaginaire. Un fossé.
- Des années de folie furieuse à analyser les liquides. Alors que le visible et l’invisible m’interpellaient. Avons-nous suffisamment de moyens sensoriels pour percevoir ce qui EST ? Ce qui EST est infini, tu es d’accord ? Il se renouvelle en permanence. C’est la nature profonde de l’existence que la permanence.
Je sais que tout cela ne t’intéresse plus. Le temps agit sur toi de toutes parts et ton mutisme en est la preuve. Ou alors c’est moi.
Il se tut, se versa de nouveau du café, regarda au dehors. Elle ne l’écoutait plus, elle avait mieux à faire : elle devait regagner son atelier d’étoffes, de shantung, de soieries, de plastrons, de dorures … de dames élégantes, soucieuses de leur mise. Un talus avec tous les risques qu’on lui connait.
- Je crois bien qu’il se perd un peu. Un peu beaucoup, je le crains. Je ne supporte plus les humeurs, les fluides, l’ADN, le diagnostic, l’invisible, Ontos, les trous noirs, Nietzsche …
Mme C. fit son entrée dans l’atelier. Elle s’allongea sur le sofa bleu qui donnait sur la mer. La petite ville côtière était devenue depuis quelques années très « hype » et le prix du mètre carré avait au moins quadruplé. Tatma, l’épouse de Dr Mus, y possédait avec sa sœur et ses deux frères la maison familiale. Elle choisit d’occuper le premier étage pour jouir de la vue imprenable sur la mer. En qualité d’aînée, elle avait une position particulière et bien que la moitié de l’étage lui revînt de droit, personne ne s’opposa à ce qu’elle utilisât le tout. Une vieille et grande demeure à l’architecture d’antan, blanche et bleue avec deux façades, une donnant sur ce qui était devenue désormais une ville et l’autre front de mer. Le salon d’accueil des clientes avait des allures de paquebot, et Mme C. s’emplissait les yeux de la bleue.
- C’est la peur de la vieillesse et de la mort. Soixante ans n’est pas cinquante ans. C’est un palier difficile et proche du ciel.
Ainsi, répondit-elle, aux confidences de son amie. Toutes ses répliques méritaient de s’y attarder mais Tatma n’avait plus le temps aux réflexions philosophiques même si elles émanaient de sa meilleure amie, devenue aussi sa cliente et la meilleure ambassadrice de sa marque. Elle attendait deux autres clientes importantes et n’avait en tête que de contrôler le rendu des ouvrières qu’elle avait formées non sans difficultés et patience. Son projet prenait de la valeur : le bouche-à-oreille, le relationnel, la famille, son nom, celui de son mari, le « grand scientifique », l’emplacement, le pittoresque de tous ses éléments combinés.
L’Atelier Tatma-B aurait été florissant une décennie entière, habillant le gratin féminin, un mélange de dames provenant d’un passé lointain et d’autres, bien plus récentes, mais bénéficiant d’atouts politiques propres à ce type de pays : parade et impolitique totale, slogans creux et silence menaçant.
Dr Mus appelait Tatma Mme Tiroir-Caisse en son for intérieur et depuis son « atelier de potiches ». Elle, le regardait, tous les matins, au café - habitude qui leur était restée – en se disant : le fou est là dans « sa blouse blanche d’infirmier » : près de cinquante ans de vie commune et quelques déformations. Dans l’ordre des choses.
Quand elle partait à « son atelier de potiches », il s’entourait de leur aide ménagère et de leur jardiner : Zarâa et Bach – et le voisinage l’entendit d’ailleurs souvent hurler du fond de son jardin ou de son labo, personne ne savait, ZaraBach !!
- Venez, apprenez. L’Etat ? L’incurie totale. Vous êtes les sacrifiés du peuple, de la société, du gouvernement, de l’État. Bon, il n’y a pas de gouvernement. C’est compliqué pour vous, je ne vais pas me perdre.
Zarâa, chauffe l’eau. Bach, décontamine toutes mes pipettes, tu sais le faire et j’ai un œil sur toi. Bien, vous avez vos blouses blanches d’ici.
Bientôt, le clonage n’aura plus de secret pour moi et je vous expliquerai tout.
Pour reproduire de l’animal, je contourne les gamètes. Bon, ce n’est pas simple. Mais si vous écoutez, ce sera moins compliqué.
Le clonage a de l’intérêt sur le plan thérapeutique aussi, attention ! Bon, l’humain n’est pas à encourager, quoi que ... D’abord l’éthique, ensuite les effets imprévisibles, le danger possible … ! Vous comprenez !
Zarâa et Bach étaient dans la position de l’assujetti, ils ne pouvaient refuser ni se dérober, du moins les premières années. Mais très rapidement, ils se regarderont, étoufferont des rires, se poseront des questions, regarderont leur patron avec des yeux tout ronds, pour finir par tout rapporter à son épouse.
- Nana, le Dr fait bien des choses en votre absence …
- Zarâa, faites ce qu’il vous dit.
- Oui, Nana.
Tout le monde l’appelait Nana. Et si le Dr était le chef-biologiste de son laboratoire, elle était, elle, la cheftaine de tout sauf précisément de son « labo de fou » dont elle se tenait éloignée le plus possible.
- Gardez un œil sur tout et principalement sur le Dr. Les becs de gaz, particulièrement.
Prémonition ?
Son mari lui échappait et elle n’avait ni patience ni temps. Elle voulait habiller les grandes du pays, évoluer à leurs côtés, gagner de l’argent et pallier au train de vie du passé. Elle détestait la biologie, trouvait qu’elle en avait trop entendu parler et, de toute façon, n’y avait jamais rien compris. L’élégance de la soie, c’était quand même autre chose, et tous les métiers défilaient sous ses yeux à la recherche d’esthétisme.
Un matin, après le café en compagnie de Mus, elle le sentit fort préoccupé. D’habitude, elle n’y prenait pas garde par lassitude et par dégoût mais quelque chose au fond de ses prunelles l’interpellait : une sorte de perte.
- Où en es-tu dans tes recherches ?
Il ne répondit pas, l’air de n’avoir rien entendu. Il paraissait extrêmement préoccupé.
- Mus, dit-elle, tout va bien ? Les recherches avancent-elles ?
Il la regarda longuement. Ses yeux étaient noyés dans ses réflexions, ou ses calculs, ou ses combinaisons, ou ses cellules, ou ses ovules énucléés, le reproductif ou le non-reproductif, les animaux, le végétal ou le marcottage … ses litanies habituelles.
Il la regarda longuement en la traversant presque et finit par dire non sans effort :
- Aujourd’hui, commence l’étape supérieure.
Un jour comme un autre, pensa-t-elle. Sauf qu’il semblait accablé. Mais elle n’avait pas le temps de trop s’attarder sur la biologie. Elle appela Zarâa et Bach et les briefa longuement.
- Dès que tu finis de ranger, prépare le repas. Tu as tout ce qu’il te faut, je suppose. Les courses du mois sont complètes et s’il y a quoi que ce soit qui manque, Bach ira chez le marchand. Garde un œil sur le Dr, il a l’air soucieux.
- Nana, hier le Dr …
- Non, je n’ai plus le temps et je veux bien commencer mon travail. Allez que chacun vaque à ses occupations.
Dr Mus s’affairait depuis deux mois sur deux paliers : l’animal et le végétal. Il avait aménagé toute une partie du jardin à cet effet. La présence de ZaraBach lui était indispensable sauf les fois, de plus en plus nombreuses par ailleurs, où il leur demandait de disparaitre et de ne pas approcher le labo. Ils en étaient soulagés. Le Dr devenait de plus en plus difficile à suivre. Le comprendre, évidemment, n’était pas du tout de leur ressort ni dans leurs intentions. Ils disaient oui à tout, ce qui quelquefois ravissait le Dr. En d’autres moments, il se mettait dans des colères épouvantables, les traitait de tous les noms d’oiseau et finissait, comme pour s’excuser, par leur dire qu’ils n’étaient que les victimes d’un système discriminatoire.
Dr Mus B. avait été un des premiers, dans ce point géographique précis, dans ce petit pays en construction du temps où il était jeune biologiste débarqué de l’une des plus vieilles universités d’Europe, à dire l’inégalité des opportunités offertes aux jeunes et aux régions de l’intérieur du pays. Mais à l’époque, il y avait fort à faire et sur plusieurs plans et dès 1975, le système politique en place avait commencé à se regarder dans la glace en s’admirant, à faire miroiter ses réalisations, à dire haut et fort sa légitimité illimitée, à pourrir et à focaliser sur tous les moyens possibles pour durer illégitimement, frauduleusement, sauvagement et répressivement.
Pendant des années, ce fut ainsi, Nana engrangeait clientes et argent et Dr Mus travaillait sur les enzymes, la culture des cellules, les fragments d’ADN, la recombinaison … dans une frénésie complète, flanqué de Zarâa et de Bach. Ils n’étaient libérés de « ses obsessions », dixit Nana, que les jours d’interdiction où son travail ne se faisait que dans le labo, portes fermées, dans l’oubli du verger et de ses acolytes.
Bach confia un jour à Zarâa que son plus cher souhait était d’être oublié par le Dr. Ils riaient de « ses crises » et remerciaient tous leurs saints de n’avoir pas été à l’école.
- Finir comme lui ? Non, non, merci. Je préfère mon ignorance. La fois où il nous a dit qu’il fabriquait de la viande de chat, tu te rappelles ? Qu’avait-il fait à Bella ? Bon, il est vrai, qu’elle n’avait pas l’air mal ! Mais un chat, ça a sept vies, il ne faut pas y toucher ! C’est un péché. Le Dr est un peu fou. Non, non, il est complètement fou mais il a fait des études. Pas pour moi. Faire des études pour créer de nouvelles plantes et fabriquer de la chair de chats ?? Non, je préfère encore garder la maison, faire les courses, balayer au dehors, désencombrer les évacuations, ça c’est du travail. Ces dernières semaines quand Nana me demande d’aller rôder autour du labo, il devient fou en me voyant par la petite fenêtre et quelquefois, et bien, il me fait peur. Il parle tout seul les trois quarts du temps. Que le saint de ma montagne le sorte de ses folies de savant ! Pauvre de lui et de ses études !
Zarâa riait et invoquait pour lui le saint patron de sa vallée. La tête du Dr était plus emmêlée que tous les Tubino de la boîte de couture. Il n’avait même plus le temps de s’alimenter tant son esprit était dans son labo, en effervescence. Un bonheur les jours d’interdiction et de fureur. Pourvu qu’il ne fabrique pas de la viande d’être humain. Elle raconta à Bach en hoquetant tant elle riait, qu’il l’avait menacée de fabriquer une autre Zarâa mais qu’il craignait qu’elle ne soit pire qu’elle parce qu’il ne pouvait tout prévoir.
- Une autre Zarâa, je veux bien. Que je me repose sinon je vais devenir folle. Mais ce sera Zarâa, moi, sur son livre et je connais bien mon patron, il tient toujours parole !
- Ton nom ? Oui, pourquoi pas, ça aidera à t’interner plus vite. De toute façon, l’asile attend tout ce beau monde. Moi, je ne tarderai pas à retourner au calme de mes montagnes.
- Tu y seras avec nous Bach, oublie ton passé. Ici, rien ne te manque et tout le monde a besoin de toi.
Et ce fut ainsi pendant longtemps : le Dr au verger, au labo, pipettes en main, blouse blanche, flanqué de ZaraBach en blouses blanches également. Rien ne se perdait ni poils ni crottes de chats, encore moins les racines végétales, même pas les micros champignons dont il avait tous les secrets. Comme pour le reste par ailleurs.
Et puis, les jours de répit de ses acolytes. Ils en étaient heureux, libres. C’était vite fait les tâches nécessaires pour la bonne marche de la maison et après, en début d’après-midi, le spectacle de la mer au bout du bras, le thé noir, les petits sablés maison, spécialité de Zarâa que Nana exigeait au quotidien à la maison. De petites rondelles de pâte friable chaude à la confiture de fraise qui fondaient dans la bouche, décorées à la linzertarte. Zarâa était excellente en cuisine et en pâtisserie et ce, depuis le début, et bien que jeune à l’époque, elle manifesta de l’intérêt à tout ce que lui apprenait Nana et prit d’assaut la cuisine à main levée : son territoire bien avant que le Dr ne décidât de ne plus mettre les pieds dehors.
Durant ses jours de relax, Zarâa et Bach riaient aux larmes des élucubrations du Dr. Son quotidien de poils, de plantes et même de cheveux les rendaient hilares. C’est que le Dr s’est mis en tête de collecter ses cheveux qui se clairsemaient à vue d’œil. Et là, personne d’autre que lui ne s’en occupait, loin s’en faut !
- L’utilité du cheveu est énorme. Autant tout stocker. Notre hérédité est à la racine ! L’ADN ! Pauvres de vous mais peut-être qu’une porte s’ouvrira dans une de ces deux caboches ! Il faut toujours espérer la Lumière !
- La lumière est chez Dalanda, la coiffeuse du coin, disait Zarâa, en riant aux éclats.
- Peut-être, faudra-t-il, lui en vendre ? disait Bach.
- Mais tout l’argent est chez Nana et il déteste l’argent ! Il dit qu’il est responsable de son retard mais que les choses allaient changer, répliquait Zarâa.
Ces deux-là ne s’ennuyaient jamais les jours calmes. Nana passait la journée à son atelier, elle ne déjeunait même plus à la maison, ne revenait que vers 18 heures. Elle n’appelait même plus pour s’enquérir de l’état de son mari dont étaient responsables Zarâbach.
Dans cette ambiance, pour le moins bizarre, tout semblait marcher à peu près correctement. La tâche principale de contrôle du tandem était le gaz, obsession de la maîtresse de maison. Et Zarâa s’y attelait le plus consciencieusement du monde. Nana, bien que d’allure générale austère, l’aimait bien et ne lui refusait aucune demande pourvu qu’elle ne soit pas formulée le matin, au café, ou le soir à peine rentrée. Et Zarâa, espiègle, le faisait toujours au téléphone. Elle savait Nana entourée et assez formaliste dans ses réponses. Et c’était « oui » ou quelquefois « on verra le soir » qui était aussi un oui décalé. C’est que Zarâa faisait partie de la famille depuis plus de vingt ans, y avait ses commodités, ses droits, l’affection de tous dans ce petit quartier discret. Les C. en face, les L. à droite, les B. un peu plus loin et deux ou trois autres familles, tous résidents et propriétaires depuis plus de cinquante selon Nana.
Zarâa était la responsable de tout à la maison depuis l’Atelier Tatma-B. Tous les petits commerces de la rue principale, côté ville, la connaissaient et lui rendaient de menus services. La famille était vieille et respectée, le Dr évidemment et son épouse, et c’étaient de très bons clients. Quelquefois, certains, s’enhardissaient et demandaient si le Dr était devenu fou, ce à quoi Zarâa répondait invariablement : « le Dr Mus est un savant mais nous sommes tous ignorants. »
Et d’un regard et en deux phrases, elle laissait entendre au marchand que d’autres vendaient ses produits, peut-être moins cher et que sa famille le préférait lui par confiance. Et hop, tout retournait dans l’ordre. Cette Zarâa était d’une fidélité à toute épreuve. Les B. étaient sa famille d’adoption et dès qu’elle s’installa chez eux, elle n’avait plus voulu retourner chez sa belle-mère. De toute façon, son père n’avait pas son mot à dire et tout ce qui l’intéressait était l’argent qu’elle lui envoyait mensuellement par mandat. Ce qu’elle fit les deux premières années mais très vite, Nana lui ouvrit un compte d’épargne postal et systématiquement sa pension lui y était versée. Elle n’y avait jamais touché depuis, vu que tout son nécessaire lui venait de Nana. Zarâa avait très bien retenu les leçons du Dr sur ce plan-là : « Si l’État t’oublie, prends-toi en main Zarâa. »
La maison, Le Dr, Bella et même Bach était sous le commandement de cette quadragénaire qui paraissait n’avoir qu’à peine 20 ans. Mince, prompte, souriante, légère, adroite, méthodique, propre à l’excès, elle ne rechignait jamais à la tâche et aimait savoir que tout lui incombait et qu’elle était dépourvu de tout souci matériel.
- Ton nom figurera sur mon livre à la fin de mes recherches et tu hériteras de mon atelier après moi. Il faudra juste que je n’engloutisse pas tout le jardin en verger marcotté sinon Nana aura la petite part. Allez au travail, réinventons le végétal, l’animal et essayons d’en rester là, peut-être …
- Dr, votre déjeuner est prêt. Cuisine ou labo ?
- Au diable ! Je dois sustenter mes recherches, OUI !
Je n’ai pas faim. Ne m’interromps plus dans mes travaux pour me parler de pâture.
Zarâa comprit-elle que quelque chose allait de travers ? Évidemment. Mais rien de plus que cela. Bella avait des petits qui lui ressemblaient à l’identique. Deux étaient morts vite faits, les deux autres semblaient chétifs et elle-même vieillissait à vue d’œil et même quand elle était pleine, elle donnait des signes de mauvaise santé. Le Dr surveillait la mère et les petits et veillait à les nourrir lui-même. Zarâa le trouvait gaga avec Bella et sa petite famille. Aucune trace du père par contre. « La petite bestiole court les mâles au dehors », fulminait Zarâa.
- Tu vas vieillir, Idiote ! lui disait-elle.
- Laisse faire, laisse faire, répondait invariablement le Dr.
Il vieillissait, n’avait plus de cheveux par endroits, s’enfermait dans son labo cinq jours sur sept quasiment. Il mangeait peu et avait la peau presque sur les os. 70 ? 80 ? Zarâa ne saurait le dire mais cela faisait bien des années qu’il ne travaillait plus « avec ses malades ». Il était malade et, de cela, Zarâa était sûre.
Lundi 15 mai 2000.
Zarâa s’affairait dans la maison. Elle avait fait venir l’aide ménagère de Mme C. pour un grand ménage. De mai à novembre, elle enlevait les tapis, les mettait à l’air, passait dessus l’aspirateur, y mettait de la naphtaline en les enroulant et les serrait avec du gros scotch marron que Bach achetait de chez la quincaillerie de la ville. L’aide, elle, s’occupait des pièces, une par une, persiennes, vitres, poussière et nettoyage du sol. Une fois, la dernière serpillère de séchage passée, elle n’avait plus le droit d’y mettre les pieds. Zarâa inspectait tout le travail, elle laissait ses crocs de travail au dehors, y allait pieds nus au cas où le moindre grain de sable serait détecté au contact, autrement re-passage. Le travail domestique leur prenait une semaine pour tout faire briquer et tout ranger, jusqu’à la fin de l’automne. La cuisine prenait, à elle seule, quatre jours selon les estimations de Zarâa. C’était son lieu de prédilection et il y avait tout à frotter. Les vieux ustensiles de déco - désormais, trop lourds, trop grands - à faire luire avec de la cendre de charbon et du citron. Le carrelage à frotter de haut en bas, tous les espaces de rangement à vider, à nettoyer, la vaisselle à laver.
Les jours Zarâa !
Rien ne lui résistait. Elle passait tout au crible sauf évidemment le labo du maître. Et c’était ainsi depuis plus de vingt-cinq étés. Nana ne s’en mêlait plus, évidemment. Ni la force, ni l’âge mais surtout la détestation des corvées de la maison. Plus jeune, elle contrôlait, devoir qui incombait à Zarâa depuis fort longtemps. Bach en était ulcéré mais attendait patiemment la fin de la semaine – ou plus gravement de la quinzaine quand Zarâa soupçonnait une malhonnêteté. Il était appelé régulièrement chaque trente minutes pour les déplacements et le lourd. Un tremblement de terre. Et le seul à ne rien voir, à ne se rendre compte de rien était bel et bien le Dr. Un accord tacite s’était fait depuis quelque temps déjà avec Zarâa : un déjeuner en plateau couvert à la cuisine et un autre, identique, sur la table de la véranda du labo. Libre à lui de se nourrir ou de nourrir les chats ou de disparaitre avec au fond de « l’espace de ses expériences moléculaires et de génie génétique. »
Les deux plateaux étaient régulièrement engloutis depuis un bon moment déjà.
« Tant mieux, pensait-elle, qu’il se prenne en charge de lui-même. J’ai autre chose à faire. »
Les jours de tremblements de terre, Zarâa avait ses priorités. Chacun vieillit avec ses insuffisances, ses traumas, ses tares, ses déceptions, ses subterfuges avec lui-même. Elle était dedans et, là, il arrive que rien n’y fit et que nous devenions tous égaux.
Tatma B. était assise sur le sofa, jaune depuis peu, pour être plus dans l’air du temps. A ses côtés, Lilia, son amie de toujours, Mme C. pour tous depuis l’ascension de son mari. Évidement, personne ne pouvait se permettre d’entrer intempestivement pour signaler un rendu défaillant. Mme C. était avec Nana. Un silence impérial, de loin le cliquetis des machines.
- Je ne sais pas ce qui lui arrive. Il me regarde et semble chercher ma compagnie mais sans un mot. Il paraît qu’il se fait deux repas par déjeuner maintenant. Je lui trouve bien meilleure mine. Il devrait me faire peur mais il a un air avenant. Récemment, il m’a demandé l’adresse de mon atelier. Et chose étrange, dernièrement, il m’a demandé si nous étions heureux avant et si nous avions « des rapports d’amour ».
- Élans de vie. L’âge ou la richesse ou le pouvoir. Ou toi, tu es belle encore.
- Ni richesse, ni pouvoir, ni ma beauté. La sénilité ?
- Arrête, il a moins de quatre-vingt ans. Mon mari avoisine les quatre-vingt-dix et a toute sa tête. Mais, hélas, pas l’entrain du tien. On verra avec la DHEA !
- C’est quoi ?
- L’hormone de jeunesse éternelle et de jouissance.
- Lilia, je te donne le mien. Ne joue pas avec le cœur de ton mari.
- Ce n’est pas le Viagra ! Et mon mari ne m’appartient plus. Il est tout à ses nouvelles hautes fonctions.
- Écoute, viens chez moi, Mus ne fera pas la différence. Je te fais cadeau de son arme fatale. Maintenant.
Elles riaient aux éclats des prouesses futures de Mus, l’étalon en blouse blanche, non sans évoquer son jeune âge où il était « vraiment quelque chose et quelqu’un » disait Tatma.
- D’ailleurs, il la porte de moins en moins ces derniers temps !
- Hélas ! Elle aurait pu m’attirer, renchérissait Lilia. Un Dr, une blouse de scientifique à même la peau, ses yeux bleus et la mer à proximité, je ne jure plus de ma personne Tatma !
Humour de deux amies de longue date, élégantes, pleines de vie psychologique encore, bien que septuagénaires, pas tant de vie physique mais elles s’accrochaient du mieux qu’elles pouvaient. L’argent et le pouvoir étaient là, la vie devait tenir.
Ce soir-là, dans le petit séjour attenant à sa chambre à coucher, Nana feuilletait des magazines de caftans marocains. Elle aimait leur richesse, la finesse du travail manuel, les marocains étaient - sont toujours – les maîtres des robes d’intérieur mais aussi des caftans de cérémonies, en soie, en velours ou en brocard brodés de fil d’or. Elle adorait reconnaître les plastrons de chaque ville du Maroc et leurs motifs spécifiques. Dans son atelier, elle avait vite fait de diversifier les robes qu’elle proposait à ses riches clientes : robe d’hôtesse, tunique d’apparat, caftans marocains et elle avait eu l’ingénieuse idée de proposer aux plus jeunes qui détestaient le traditionnel, des costumes revisités, constitués de hauts ou de soutiens brodés et de jupes courtes ou longues fendues, de pantalons ou même de shorts, tous avec un rappel de plastron ou de broderie. Un franc succès et une finition pointue, des couleurs chatoyantes et un large échantillonnage de types de broderies, à fils d’or, d’argent, à galons, à perles, au Swarovsky …
- Zarâa ?
- Non, c’est moi.
- Mus ?
- Je crois.
- Tout va bien ? Tu n’es pas au labo ?
- C’est bien notre chambre ici ?
- Oui, mais c’était il y a des années avant les pipettes du labo d’ici, le verger et les chats.
- Je suis là.
- Tu as besoin de Zarâa ?
- Non, j’ai besoin de mon épouse.
Elle éclata de rire.
- Mus, un biologiste passe sa vie dans son labo, voyons !
- Jusqu’à ce qu’il en sorte, jeune et beau excédé par les odeurs.
Elle le regarda avec des yeux tout ronds.
- Mais mon ami, que t’arrive-t-il ?
Il s’approcha d’elle, lui embrassa, la main, le front, les lèvres tout doucement. Il sentait bon la douche, semblait en possession de toutes ses capacités mentales et physiques. Elle vit de la lumière juvénile dans son œil bleu. Il l’emmena doucement vers le lit conjugal et l’aima comme un jeune premier de cinéma : vigoureusement, doucement, fortement et délicatement. Elle avait honte de sa vieillesse et elle le lui dit :
- Je suis vieille Mus. Et toi, tu sembles être à ta première fois.
Il l’embrassait partout, lui caressait le visage, traçait avec son doigt le contour de ses yeux, passait sa langue finement sur sa bouche.
- C’est ma première fois, lui dit-il, et certainement pas la dernière.
Il la reprit de nouveau dans ses bras, l’aima follement comme s’il avait vingt ans.
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