jeudi 24 juin 2021

Ainsi parla la Pythie de Delphes

 






 

« Occupe-toi de ta génitrice, lui dit-elle. De ton épouse aussi au regard perdu. Ta génitrice déploie un restant d’existence. Je le sens et vous le savez, tous. Les existences qui s’achèvent donnent un goût de douleurs abdominales, d’épuisement, de vague à l’âme et si les mots ne sortent pas, la tristesse siège et la plume, au moins, s’active.

 

J’ai de la peine pour la mère, pour toutes les Mères. Pour la pédagogue et la Dame à la poigne toujours renouvelée.

 

Personne ne remplace un géniteur. Trop forte implication et rapports différents. Nous sommes tous acculés à avancer, dans le flou, le brouillard, sous les précipitations. Avancer est le seul geste qui vaille. D’aucuns l’appellent techniquement résilience.

 

Occupe-toi de ta génitrice amaigrie mais si vive d’esprit. Une Dame ouvrière, édificatrice de son monde dans le sérieux, la droiture et la rigueur. Une pédagogue acquise à la valeur travail. J’aime ces nids de stabilité, d’études, de travail, de prise en charge de soi, de planification, de valeurs citoyennes, humaines aussi. Probablement, assurément. 

 

Le travail et la rigueur grignotent l’espace pathos, voilà pourquoi le labeur est la seule souffrance qui bâillonne la souffrance. 

 

Me vient à l’esprit la rhétorique aristotélicienne, pathos, ethos et logos. Je pense pouvoir avec vous focaliser sur le logos, à moins d’erreurs ou d’oubli de ma part. A moins que vous n’ayez du retard sur l’existence rêvée ou l’existence désirée ou qu’il y eût eu des compromis alors. Ou que vous eussiez joué le jeu, mais je ne le sais pas, je ne le crois pas.

 

Notre existence nous échappe souvent dans son chantier sur elle-même. 

Nous fuit-elle ? 

Sommes-nous les concepteurs et surtout les ouvriers de nos contreforts en contrebas ? 

Avons-nous seulement le pouvoir de l’édifier ? 

Sommes-nous mis en œuvre par notre latent psychologique, pelotes de laine emmêlées à l’impossible ? 

De ce contenu profond psychologique, voyons-nous en temps réel ou même en différé, les fils meneurs ? 

Où irait-on chercher les réponses ?

 

Oui, avancer est le seul acte concret.

 

Occupe-toi de ta génitrice, de ton épouse au regard égaré, occupe-toi de ceux qui regardent et qui attendent alentour. Les minutes sont assassines et l’élan d’alors est inscrit dans le grand livre de l’architecture gothique. Faisons quand même semblant, c’est aussi affaire de résilience. 

 

 

Œdipe est Œdipe, Antigone est Antigone, Créon est Créon, Sisyphe est Sisyphe et Thèbes, lumineuse au loin, scintillante derrière, aura droit à quelques regards nostalgiques. Elle fut, en mille temps, secouée comme nous tous par des cataclysmes sans noms. 

 

Alors résilience et sourires. »







mercredi 23 juin 2021

Nous ne nous aimerons plus





Timide jeune femme, accompagnant sa belle-mère à une cérémonie de mariage familial. C’était au milieu du siècle dernier, cette époque si belle et si riche et si pudique des amours corporels, si pudique des regards même de désir, surtout de désir. 


Jeune femme apprêtée, belle, discrète et fine. Aux côtés d’une Mimi si fière de sa belle bru. Deux femmes, un homme, de l’approche, les débuts d’une histoire de famille. 

 

Aimez-vous mes enfants, aimez-vous ! La vie est si courte.






 

L’histoire de S.S, l’histoire de Sa et de son beau ténébreux, donateur et conciliant. Que faire pour saisir cette intimité sans trop s’immiscer, sans dénaturer les êtres et les situations, sans faire du sur-beau ?

Regarder les vieilles photos, les photos jaunies par le temps qui broie tout, inexorablement. Le passé est toujours de couleur sépia.



I.

 

Voilà une très jeune fille, d’une grande beauté. L’œil lumineux, la peau laiteuse, les joues cerise, le nez fier, le sourire vrai et éclatant, les dents en perles. Elle avait appris qu’ils venaient demander sa main, qu’il serait avec sa nonno, sa mère, ses zie, ses sœurs et quelques amis très proches. Elle s’entendit avec Sofia, de deux ans son aînée, pour mettre toutes les chances de leurs côtés pour l’entrevoir et le passer au peigne fin. Vieux stratagème duquel découle l’accord ou le désaccord. Seule la mère recevait comme il se devait. Peut-être une de ses aînées mariées ou même déjà mère. Toutes les autres feraient de l’acrobatie de toutes parts pour donner le maximum de détails sur le physique, la mise, la démarche. D’en haut, de derrière les rideaux, d’en bas, de la fenêtre de l’autre côté …

Les frères, en rogne, avaient déserté la maison. Sa était la dernière née et qu’on osât demander sa main alors qu’elle sortait à peine de l’enfance les faisait frémir de rage. Mais la mère avait donné son accord pour faire connaissance, après les avoir consultés, évidemment. Mais même … « cette espèce de chose qui a le cran d’imaginer un seul instant que Sa quitterait sa famille … pour lui ou pour n’importe quel homme … »

 

Et ce fut le coup de foudre. A quinze mètres ou à vingt-cinq, personne ne sait. Lui savait sa beauté, son éducation, son nom. Elle ou ses sœurs ou So, sa plus proche, ont vu l’homme : brun, cheveux noirs lisses, nez fin, sourire et dents éclatants, élégance et sobriété, sourire au coin, homme beau comme un Italien, racé et digne, homme dans tous ses gestes, sa stature, ses mots et sa retenue. Un jeune premier de cinéma, des films américains des années 40, avec réalisateurs à patronymes italiens.

 

Ils ouvriront bien des bals vite fait, éblouissants de beauté. Elle se laissera mener par les bras protecteurs de cet homme qu’elle aimât plus que tout au monde. Sa, la noble, la timide, la belle, la fidèle. Évidemment. 


L’amour n’autorise pas l’infidélité sauf mobile grave.










II. 


Été 48


La cérémonie fut sobre, élégante, fine. Ils partirent vers chez eux, la maison familiale en réalité. C’était de rigueur. Y vivaient le père, la mère et la grand-mère. Ils avaient pris une chambre qu’il avait aménagée, un petit salon coquet. En cadeau de mariage, elle eut une parure en platine, diamants et perles. Une pièce d’orfèvrerie d’une grande méticulosité. Ils s’installèrent au salon avec leurs proches. Sa mère passa la nuit chez eux comme de coutume. Et c’était rires, eau d’amandes, friandises. Lui ne pensait qu’à la prendre dans ses bras mais était trop fin pour laisser deviner son empressement. Tous voulaient l’admirer encore dans sa keswa* de mariée, ses bijoux. Elle était magnifique de lumière naturelle et de vraie pudeur.

 

Quand ils entrèrent dans leur chambre sous les regards amusés, pleins de sous-entendus des proches, il l’aida à se déshabiller, doucement, en gentleman qu’il était, sans forcer les gestes, lui demanda si la cérémonie lui plut. Elle acquiesça de la tête. Il lui caressa les cheveux, la joue et lui dit qu’il était tellement heureux de l’avoir dans sa vie, pour toujours.

Il prit ses mains, les embrassa langoureusement.

 

-       Vos mains, je les aime, dit-il.

 

Son cœur battait à tout rompre. Elle avait peur qu’il n'entendît son pouls. Aucun son ne sortait de sa bouche et elle avait du mal à le regarder dans les yeux. Lui la regardait de partout, son front, ses paupières baissées, ses joues, sa bouche, ses oreilles, son cou… 

 

-       Voulez-vous garder vos bijoux, Madame.

 

Elle acquiesça. Elle sentait la fièvre amoureuse de ses yeux sur elle. Elle était assise sur un fauteuil au pied du lit nuptial, les mains croisées sur sa combinaison intérieure de satin blanc. Un genou au sol, les mains sur ses joues, il lui releva le menton de façon à plonger dans ses beaux yeux.

 

-       Vous êtes mienne, lui murmura-t-il, en lui souriant.

 

Une nuit d’amour délicat, de gestes doux, de baisers dans le cou, sous l’oreille et au coin des lèvres. Nous sommes dans une époque révolue aujourd’hui, où un homme essaye d’amener son épouse vers lui, en douceur et patiemment. Nous sommes dans une époque révolue où la jeune femme n’a pas le pouvoir des gestes d’amour, ni leur connaissance et encore moins leur savoir.

 

Il l’emmena vers leur lit, lui embrassa le front, les lèvres, le cou, lui murmura des mots d’adoration et de louanges de sa beauté. Mari et femme, nuit de noces à peine parlante. Gestes chauds non sans le souci de la lenteur. Mots d’amour à l’oreille. Poitrine effleurée, regardée, caressée, embrassée, poitrine galbée, de satin blanc. 


Nuit d’amour sincère, d’homme sincère et fin, de femme résistante d’abord et progressivement consentante et aimante. Les gestes libres viendront avec le temps et la contention de la pudeur. 


La nuit de la première fois dans toute sa splendeur et son silence parlant : hymne hyménéen.



Note explicative :

*Keswa : Tenue de mariée entièrement brodée main, constituée d'un haut et d'un pantalon bouffant qui faisait jupe.







Hommage à toi Sa, que j'aimais tant. Je suis beaucoup toi, je le sais.


 


mardi 22 juin 2021

Cette Dame si digne

 




Les jours de grand spectacle m’indiffèrent. Et pourquoi pas, je le vaux bien. Mais ma vie s’est déroulée autrement, différemment. Et je m’y suis faite. C’est que j’aimais la musique par-dessus tout et le rire léger et le bonheur.

 

Je me suis éteinte il y a peu. Ce n’était plus possible. J’avais des tubes de partout et il n’était plus là au bout de mon bras. Lui qui m’a soutenue, dans sa grande précarité. Voilà pourquoi le spectacle ne m’était pas indispensable. Je n’avais pas vécu dedans et encore moins pour. Mais bon, c’est agréable pour plaire. Ou pour la galerie. Ou pour calmer les insuffisances des autres. Ou encore pour pérorer. Peut-être par humanisme, mais je ne le crois pas.

 

J’ai toujours aimé le beau dans mon humilité choisie. Alors soit. Ma nièce me dit discrète et fine et je crois que je l’ai été.

 



 

 

I.

Été 66 

 

On me disait belle et mon miroir me le prouvait quelquefois, peut-être même souvent. Il était 18 heures. Je mis ma robe bleue, du khôl pour souligner mon regard clair et un nuage de rouge à lèvres rose. Mon mari mit une nappe à la petite table et nous nous assîmes à côté de la fontaine de pierres de ma belle-mère. Quelques poissons rouges y nageaient et mon mari leur donna des miettes de pain. Ils le reconnaissaient à l’appel et je ris de son bel humanisme. C’est que j’aimais mon mari et il me le rendait fort. Je l’aime encore ce beau brun doux et gentil à souhait. 

Sa maman avait des origines italiennes et de tout temps, on les détecta chez nous au ricamo :  les napperons brodés, les draps et taies d’oreiller, les serviettes et jusqu’aux torchons de cuisine, Il ricamo svizzero in stile italiano, emblême des Italiens. 

Sur la petite table, des friandises, une carafe d’eau fraîche par les soins de l’homme de ma vie, de mini serviettes de thé et de l’eau de géranium. Cette ambiance fine, mesurée, parfumée, silencieuse, de passion intense décida ma nièce à faire un mariage d’amour et d’humilité choisie. 

 

J’aimais ma vie comme elle était puisque la musique y était et la lueur étoilée au fond des yeux. Les riches font des modestes et les modestes font des riches. Selon la détermination de ses reins ou de ses neurones. J’aimais ma vie comme elle était, jusqu’aux comparaisons des enfants. Après quoi, je me recroquevillai sur moi-même et je fis de cette très vieille maison mon tombeau de vie.

 


II.

Je me suis éteinte il y a trois ou quatre jours, moi qui haïssais le sombre, le noir, le silence malade et la mort. Il aurait fallu que je l’oubliasse cette fripouille, elle allait venir de toute façon, c’était inratable. Mais que ferait-on de l’anxiété, des angoisses existentielles, de la panique, des peurs irraisonnées, des phobies - de ce tout, pêle-mêle - qui jalonnent notre vie dans notre peur de mourir, en ayant la peur au ventre de la voir nous menacer alors même que, de toute façon, elle nous aura toujours ? 

 

Mourir m’a toujours noué la gorge et la tête et aujourd’hui que je suis morte, j’enrage de tout ce temps de la Peur. Mais cela, c’est aujourd’hui.

 

Ai-je fait du mal aux miens en refusant le réel ? En refusant le laid ? Mon inconscience les a-t-elle marqués, hautement ébranlés, mis hors d’eux ? A-t-elle planté en eux le Mal en devenir ?

 

« Le Mal en devenir », voilà une expression à disséquer … Et donnez-moi un seul être sur terre n’ayant pas en lui ce germe ! Non, non, je regrette mais il y a au moins deux points à considérer : la perpétuité de l’espèce psychologique et le recours, dans le décryptage de tout, au règne de la raison. Qu’il y pense ce Grand obstiné !

 

De quel Mal aurais-je été coupable ? Jusqu’où ? Pourquoi ? 

 

J’aimais la mer de mon père que je ne connus pas.

J’aimais l’odeur du café chaud des matins complices et des autres jours aussi.

J’aimais que la musique m’emportât. 

J’aimais l’amour, j’aimais les miens, j’étais ainsi faite dans l’oubli de la torture.

J’aimais me protéger du Mal qui ne vous rate pas, qui ne m’a pas raté vendredi. 

J’aimais les jours légers et les autres aussi, j’aime ma fille et j’aime l’absent.

Je vous ai tous aimés avec mes carences et mes insuffisances. 

Alors jugez-moi comme vous le voyez.

 

J’ai vu tomber mes piliers, un à un, et à chaque fois, il me rattrapait. La douleur me rattrapait. Elle, de laquelle, je me détournais. Jusqu’à la forteresse de ma tête. La forteresse des trois dernières années, celle aux murs épais, étanches, impénétrables. Parce que c’était le prix de la paix. Juste avant d’entrer dans ce fort ultime et sans retour, j’ai retrouvé tous les miens dans un désordre crevable, un à un, dans cette vie lointaine sans père et sans bâton. Grande porte fermée sur une existence de rires, d’oubli, de bruissements, de sœurs et de frères vite hommes, toujours hommes, jusqu’au bout. 

 

J’étais la benja, la belle, l’hypra sensible et la surprotégée. J’étais la toute dernière, née presque à la mort du géniteur, la petite à la sensibilité exacerbée dont le seul rempart était la musique. S’emmurer dans les notes jusqu’à la transe heureuse. 

Une vie de notes musicales, de dignité silencieuse. Je vous ai aimés et les bras m’en tombaient. Alors, oui, jugez-moi comme vous le voyez.

 

Hier était un jour de grand spectacle, et alors pourquoi pas. Mais ce n’était pas ma vie. Le spectacle est réservé aux vivants. Je crois que je n’ai jamais aimé le spectacle, ni la publicité. Peut-être que je n’en avais pas les moyens. Je ne le pense pas. Je n’ai jamais aimé le spectacle parce que j’ai aimé un homme, le silence et la musique. Oui, je le sais. Le spectacle est pour vous et pourquoi pas.

 

L’absent l’a été jusqu’au bout. Je lui lègue tout ce que je possède. Mais, elle, pense qu’il ne le vaut pas. Je ne sais pas. Je me reproche des choses probablement. Un jour, elle me relata son propos :

 

-       Elle ne m’a rien appris.

 

« Le plus bêtement du monde, dans une faiblesse complète de son être pensant. Parce qu’empêtré dans son être souffrant », dit-elle. 

 

Qu’importe aujourd’hui !

 

Nous nous jugeons tous, en long et en large, et de toutes parts. Dans l’oubli du règne de la raison juste.

 

« Elle te mit au monde gros bêta et t’aima en silence et dans l’orgueil aussi, sûrement », lui dit-elle.

 

Nous sommes tous des êtres de rupture, des êtres de verre, confus et trébuchants, aimants et dés-aimants. Nous nous relevons et nous tombons, re-tombons … 

 




 

Je suis morte aujourd’hui, entubée de partout. Morte d’âge, d’oubli. Morte seule mais pas vraiment. Dans le cliquetis des appareils et les voix lointaines des médecins affairés. Je suis morte de vieillesse, de confusion, de naufrage et de Covid, disent-ils. Mais je n’en suis pas sûre. Vaste supercherie que cette histoire de pangolin. Je sais qu’ils jouent de nos peurs comme le font tous les autres, leurs réponses à nos douleurs intestines, édifiées en idéologies. Elle l’écrivait ce petit matin à un ami médecin. 

 

Je suis morte parce que la musique ne nourrit plus mes neurones, ni mes fibres, ni ma personne intérieure en proie aux vraies carences. J’aurai vécu dans la passion des notes qui montent à la tête dix mille fois plus intensément que n’importe quel breuvage spectaculaire. 


Je suis morte mais je vécus.