Les jours de grand spectacle m’indiffèrent. Et pourquoi pas, je le vaux bien. Mais ma vie s’est déroulée autrement, différemment. Et je m’y suis faite. C’est que j’aimais la musique par-dessus tout et le rire léger et le bonheur.
Je me suis éteinte il y a peu. Ce n’était plus possible. J’avais des tubes de partout et il n’était plus là au bout de mon bras. Lui qui m’a soutenue, dans sa grande précarité. Voilà pourquoi le spectacle ne m’était pas indispensable. Je n’avais pas vécu dedans et encore moins pour. Mais bon, c’est agréable pour plaire. Ou pour la galerie. Ou pour calmer les insuffisances des autres. Ou encore pour pérorer. Peut-être par humanisme, mais je ne le crois pas.
J’ai toujours aimé le beau dans mon humilité choisie. Alors soit. Ma nièce me dit discrète et fine et je crois que je l’ai été.
I.
Été 66
On me disait belle et mon miroir me le prouvait quelquefois, peut-être même souvent. Il était 18 heures. Je mis ma robe bleue, du khôl pour souligner mon regard clair et un nuage de rouge à lèvres rose. Mon mari mit une nappe à la petite table et nous nous assîmes à côté de la fontaine de pierres de ma belle-mère. Quelques poissons rouges y nageaient et mon mari leur donna des miettes de pain. Ils le reconnaissaient à l’appel et je ris de son bel humanisme. C’est que j’aimais mon mari et il me le rendait fort. Je l’aime encore ce beau brun doux et gentil à souhait.
Sa maman avait des origines italiennes et de tout temps, on les détecta chez nous au ricamo : les napperons brodés, les draps et taies d’oreiller, les serviettes et jusqu’aux torchons de cuisine, Il ricamo svizzero in stile italiano, emblême des Italiens.
Sur la petite table, des friandises, une carafe d’eau fraîche par les soins de l’homme de ma vie, de mini serviettes de thé et de l’eau de géranium. Cette ambiance fine, mesurée, parfumée, silencieuse, de passion intense décida ma nièce à faire un mariage d’amour et d’humilité choisie.
J’aimais ma vie comme elle était puisque la musique y était et la lueur étoilée au fond des yeux. Les riches font des modestes et les modestes font des riches. Selon la détermination de ses reins ou de ses neurones. J’aimais ma vie comme elle était, jusqu’aux comparaisons des enfants. Après quoi, je me recroquevillai sur moi-même et je fis de cette très vieille maison mon tombeau de vie.
II.
Je me suis éteinte il y a trois ou quatre jours, moi qui haïssais le sombre, le noir, le silence malade et la mort. Il aurait fallu que je l’oubliasse cette fripouille, elle allait venir de toute façon, c’était inratable. Mais que ferait-on de l’anxiété, des angoisses existentielles, de la panique, des peurs irraisonnées, des phobies - de ce tout, pêle-mêle - qui jalonnent notre vie dans notre peur de mourir, en ayant la peur au ventre de la voir nous menacer alors même que, de toute façon, elle nous aura toujours ?
Mourir m’a toujours noué la gorge et la tête et aujourd’hui que je suis morte, j’enrage de tout ce temps de la Peur. Mais cela, c’est aujourd’hui.
Ai-je fait du mal aux miens en refusant le réel ? En refusant le laid ? Mon inconscience les a-t-elle marqués, hautement ébranlés, mis hors d’eux ? A-t-elle planté en eux le Mal en devenir ?
« Le Mal en devenir », voilà une expression à disséquer … Et donnez-moi un seul être sur terre n’ayant pas en lui ce germe ! Non, non, je regrette mais il y a au moins deux points à considérer : la perpétuité de l’espèce psychologique et le recours, dans le décryptage de tout, au règne de la raison. Qu’il y pense ce Grand obstiné !
De quel Mal aurais-je été coupable ? Jusqu’où ? Pourquoi ?
J’aimais la mer de mon père que je ne connus pas.
J’aimais l’odeur du café chaud des matins complices et des autres jours aussi.
J’aimais que la musique m’emportât.
J’aimais l’amour, j’aimais les miens, j’étais ainsi faite dans l’oubli de la torture.
J’aimais me protéger du Mal qui ne vous rate pas, qui ne m’a pas raté vendredi.
J’aimais les jours légers et les autres aussi, j’aime ma fille et j’aime l’absent.
Je vous ai tous aimés avec mes carences et mes insuffisances.
Alors jugez-moi comme vous le voyez.
J’ai vu tomber mes piliers, un à un, et à chaque fois, il me rattrapait. La douleur me rattrapait. Elle, de laquelle, je me détournais. Jusqu’à la forteresse de ma tête. La forteresse des trois dernières années, celle aux murs épais, étanches, impénétrables. Parce que c’était le prix de la paix. Juste avant d’entrer dans ce fort ultime et sans retour, j’ai retrouvé tous les miens dans un désordre crevable, un à un, dans cette vie lointaine sans père et sans bâton. Grande porte fermée sur une existence de rires, d’oubli, de bruissements, de sœurs et de frères vite hommes, toujours hommes, jusqu’au bout.
J’étais la benja, la belle, l’hypra sensible et la surprotégée. J’étais la toute dernière, née presque à la mort du géniteur, la petite à la sensibilité exacerbée dont le seul rempart était la musique. S’emmurer dans les notes jusqu’à la transe heureuse.
Une vie de notes musicales, de dignité silencieuse. Je vous ai aimés et les bras m’en tombaient. Alors, oui, jugez-moi comme vous le voyez.
Hier était un jour de grand spectacle, et alors pourquoi pas. Mais ce n’était pas ma vie. Le spectacle est réservé aux vivants. Je crois que je n’ai jamais aimé le spectacle, ni la publicité. Peut-être que je n’en avais pas les moyens. Je ne le pense pas. Je n’ai jamais aimé le spectacle parce que j’ai aimé un homme, le silence et la musique. Oui, je le sais. Le spectacle est pour vous et pourquoi pas.
L’absent l’a été jusqu’au bout. Je lui lègue tout ce que je possède. Mais, elle, pense qu’il ne le vaut pas. Je ne sais pas. Je me reproche des choses probablement. Un jour, elle me relata son propos :
- Elle ne m’a rien appris.
« Le plus bêtement du monde, dans une faiblesse complète de son être pensant. Parce qu’empêtré dans son être souffrant », dit-elle.
Qu’importe aujourd’hui !
Nous nous jugeons tous, en long et en large, et de toutes parts. Dans l’oubli du règne de la raison juste.
« Elle te mit au monde gros bêta et t’aima en silence et dans l’orgueil aussi, sûrement », lui dit-elle.
Nous sommes tous des êtres de rupture, des êtres de verre, confus et trébuchants, aimants et dés-aimants. Nous nous relevons et nous tombons, re-tombons …
Je suis morte aujourd’hui, entubée de partout. Morte d’âge, d’oubli. Morte seule mais pas vraiment. Dans le cliquetis des appareils et les voix lointaines des médecins affairés. Je suis morte de vieillesse, de confusion, de naufrage et de Covid, disent-ils. Mais je n’en suis pas sûre. Vaste supercherie que cette histoire de pangolin. Je sais qu’ils jouent de nos peurs comme le font tous les autres, leurs réponses à nos douleurs intestines, édifiées en idéologies. Elle l’écrivait ce petit matin à un ami médecin.
Je suis morte parce que la musique ne nourrit plus mes neurones, ni mes fibres, ni ma personne intérieure en proie aux vraies carences. J’aurai vécu dans la passion des notes qui montent à la tête dix mille fois plus intensément que n’importe quel breuvage spectaculaire.
Je suis morte mais je vécus.