J’essaie de me rappeler de quelle façon je regardais Kais Saied avant le résultat du premier tour, bien avant.
Je ne m’en souviens plus très bien. C’était celui qui avait les réponses les plus justes juridiquement et constitutionnellement, un professeur. Il m’inspirait confiance mais je n’avais jamais pensé qu’il ferait de la politique. Trop raide.
Je ne me rappelais de KS que quand je le rencontrais sur le net, sans plus.
Après le premier tour, je me penchai sur lui, il m’intriguait. C’est que j’ai un côté KS moi-même c’est-à-dire beaucoup de droiture et ce n’est pas facile au quotidien. Ne le prenez donc pas comme la marque d’un amour de soi.
Me voyant un peu perdue dans les considérations politiques, presque en fatigue avant le 1er tour des élections, entre un NK sujet à caution et un KS taxé d’islamisme et de conservatisme, ne faisant confiance ni à l’un et ne comprenant d’aucune façon l’autre, ma tante me dit avec sa sagesse de Dame intelligente et intuitive, au fait de la chose politique : il faut un homme sévère pour le pays, ma fille.
Je dirai un homme à l’allure sévère, faisant du 90° en se tournant vers son voisin. Mais un homme bon, profondément, mais aussi rigoureux. Je vous ferai part de mon analyse psychologique plus tard afin de ne pas être « gratifiée » d’angélisme.
Je souhaiterais tout d’abord me prononcer sur l’arabe littéraire que je n’ai pas la chance de maîtriser mais j’y arriverai. Voilà une langue très métaphorique, aux circonvolutions nombreuses, une langue encore très emphatique et M. KS la manie avec dextérité et amour. Ce n’est pas le cas d’autres langues. C’est très différent du français par exemple qui paraît quant à lui pompeux en comparaison de l’anglais. Ma langue d’expression et de réflexion est le français et je crois que je peux m’autoriser quelques remarques comparatives.
KS parlera, par exemple, en évoquant les responsabilités du pouvoir, du passage « de la rive de la déprime à la rive de la construction ».
De même, il dira que le plus grand danger des nations vient des « rongements intérieurs du ver à l’intérieur du fruit qui finit par pourrir et tomber. » Une métaphore filée presque.
La langue en politique peut s’autoriser l’utilisation d’images, l’humour et bien d’autres moyens, rarement à outrance. Or, l’arabe littéraire de KS est truffé de figures imagées.
« Ceux qui rêvent de retourner au passé courent derrière les chimères et vont à l’encontre de l’Histoire », dira-t-il encore métaphoriquement et significativement.
Certains passages du discours sont tout simplement magnifiques de significations latentes. C’est un intellectuel qui écrit, c’est évident.
Rappelons qu’il s’agit d’un discours d’investiture, un premier vrai discours mais un discours de serment et non de programme. En ce moment, beaucoup mettent en avant son plébiscite mais ce Monsieur est un constitutionnaliste et un rigoureux, il n’ira pas grignoter là où on souhaiterait le voir grignoter et il connait ses prérogatives. Difficile de le manier. Je le crois.
J’ai apprécié certains passages francs même si je ne suis pas sûre de leur adresse, j’ai pourtant quelques intuitions mais je peux me tromper.
« Certains messages subliminaux, qui n’avaient pas lieu d’être, ont été envoyés de diverses tribunes, ils ont été bien reçus sauf de ceux qui n’ont pas voulu les recevoir et qui ont voulu en déformer le sens mais sachez que rien ne se fera en dehors de la loi. Et que chacun sache que la liberté qui s’inscrit dans la légalité ne sera jamais ôtée aux Tunisiens. »
Nous sommes là face à un passage ambigu, des sous-entendus et KS fait prévaloir la primauté de la loi et l’inattaquable liberté payée au prix cher.
Dans ce discours de prestation de serment, KS a écarté la croyance religieuse pour parler de neutralité, de liberté de chacun. Il a parlé du monde arabe et non du monde arabo-musulman. Quelques inquiétudes ont été notées sur les visages de certaines femmes d’obédience clairement islamiste, campées dans la certitude d’êtres les maîtres des lieux.
Le début du discours est fait de salutations, à tous, et les représentants des trois religions ont été salués vers la fin. La neutralité est verbalement revendiquée, une manière, selon ma lecture personnelle du moins, de ramener le service public et la politique à sa vraie dimension : citoyenne loin des calculs politiciens. Là aussi, j’ai des intuitions. Le discours de KS, dans ces moments précis, s’adresse à ceux qui ont un projet tendancieux, qui ont des objectifs idéologiques et qui entendent user de tours et de détours pour y arriver.
Ces accents justes sont rassurants.
Par ailleurs, KS a, au début de son discours, tonné le concept de légalité, de révolution vraie avec précisément les outils de la légalité. Et quand il parle de révolution culturelle, il précise qu’il ne s’agit ni de « livres publiés, ni de slogans dispatchés mais d’une conscience nouvelle qui jaillit après un silence contenu et une longue attente. »
Passage significatif d’autant que bon nombre de journalistes lui ont, par la suite, demandé de quelle révolution culturelle, parlait-il.
Je crois qu’il entend par là une révolution culturelle dans la décision du choix et du choix libre. Il ne s’agit donc pas de révolution culturelle classique – comme c’était le cas en France par exemple, en 1789, où tout a été pensé avant la Révolution, avec les philosophes des Lumières, tous, par ailleurs, morts au moment de la Révolution. Quoi qu’aujourd’hui, là aussi, l’historiographie se revoit et se réécrit, remaniée.
Le mot martelé au début du discours est le mot : devoir ou responsabilité, selon la traduction qui vous convient. " De nombreux devoirs même s’il est peu aisé , dira-t-il, d’être exhaustif."
Le mot légalité est aussi répété à plusieurs reprises ; peu étonnant dans la bouche d’un constitutionnaliste et de surcroît, très à cheval sur le principe – et les principes.
J’ai relevé aussi une précision sous la plume de M. KS – auteur de son discours et, seul, selon une rigoureuse information – les mécanismes politiques d’usage, des décennies durant, devront être revus avec l’exemple tunisien.
La primauté de l’Etat fut scandée inversement aux gouvernants éphémères, eux. Il a évoqué l’Etat de droit mais aussi la société de droit. L’égalité de tous, Tunisiens et Tunisiennes – visiblement en arabe littéraire, il n’y a pas l’habitude de citer les femmes en premier*. L’urgence de mettre fin à la corruption, aux réseaux mafieux – le moindre denier public – de combattre âprement le terrorisme, le sang des martyrs pour la dignité, ceux-là qui ont préféré la mort à la vie.
Les droits des femmes et vous noterez l’engouement de A.Mourou et d’autres, la relation de confiance entre gouvernants et gouvernés, la nécessité de faire évoluer les accords en fonction des intérêts des Tunisiens.
La cause palestinienne parce que la Palestine n’est pas inscrite au cadastre des propriétés privées. Le distinguo entre juif et sionisme ( colonisation et racisme pour ce dernier ).
La transcendance de la dimension humaniste.
Le discours de KS est celui d’un intellectuel, d’un Juste. Le Monsieur sera intransigeant à mon avis et ceux qui envisagent de se le mettre dans la poche n’ont pas saisi la psychologie du personnage.
J’ai vu, en profondeur, sur le plan psychologique, un homme d’une sensibilité exacerbée, contenue, comme tout le reste. Je me pose des questions sur les dégâts possibles du pouvoir sur l’équilibre psychique du président KS. Droit et extrêmement rigoureux mais fortement sensible et dans la presque totale fermeture des canaux d’expression et de délestage.
A l’entrée du palais de Carthage, sa famille. Il tend la main, son épouse l’attire et le salue en l’embrassant. Un tout petit tressaillement, quasi imperceptible, en embrassant sa benjamine, en raison de son jeune âge probablement. KS a 61 ans, son fils, l’aîné des enfants, a, me semble-t-il, à peine 20 ans ou moins. La dernière née 10 ans ? L’homme s’est marié sur le tard.
Une vie entière de rigueur et de retenue, de droiture, de justesse et de justice, je crois bien qu’il va donner du fil à retordre aux calculateurs.
A suivre. Non sans intérêt pour moi.
*Remarque non discriminatoire
P.-S : Traduction personnelle avec toutes les limites que cela suppose.