dimanche 7 avril 2024

Pétra, fin

 






Il y a probablement mille et une manières de s’attirer les regards d’une toute jeune fille, une jeune fille rangée et fort difficile. Une jeune fille pure, mais très méfiante, qui connut le monde extérieur, la vie, Dieu et les hommes dans les livres. 


 

Elle avait une compréhension immédiate des choses, des êtres et des situations. Lisait spontanément les micros-expressions et traduisait les pensées de ses interlocuteurs. Elle allait jusqu’à devancer leurs mots à venir et leurs réactions. 

 


C’était intenable pour beaucoup de ses proches et extrêmement difficile pour celui qui tomba passionnément amoureux d’elle.


 

Il manœuvra habilement et sûrement, sincèrement, avec les livres. La Chose de Campbell, Les derniers poèmes d’Éluard, L’Amant de Duras, La Religieuse de Diderot qu’elle lisait en cachette, Les Nourritures terrestres de Gide, Bel Ami de Maupassant … Et puis, ce fut la littérature anarchiste et elle adora Épopée d’une Anarchiste d’Emma Goldman, Mémoires de prison de son compagnon Alexandre Berkman … 


 

Elle répondait avec Le Livre de ma mère d’Albert Cohen, avec Capitale de la douleur et son poète phare, avec les Illuminations et Rimbaud le Voyant, Kundera et Tolstoï, Le Procès et Kafka et tout Romain Gary dont elle était une vraie passionnée … 


 

Elle avait des lectures très littéraires et assez philosophiques. Lui, très politisé selon les dires du groupe de la mer, était plus penché vers les écrits socialisants, les mémoires de militants, les expériences politiques ici et là et il l’ouvrit à ce type d’écrits, mais elle ne perdit jamais sa vigilance et ne versa pas dans ces lectures les yeux fermés. 


 

Elle aimait se frayer un passage dans le pourquoi du comment du désir d’écrire ou de l’objectif d’écrire et, elle nota au passage, que nombreuses plumes militantes fortes, sincères et investies avaient des origines plutôt bourgeoises. Lui aussi par ailleurs, du moins du côté de la famille adoptive. Ou peut-être, était-il écartelé entre un monde plutôt humble d’honnêtes fonctionnaires d’État et un autre, puissant académiquement, et au service du monde à l’échelle planétaire. 


 

Elle, elle était plutôt bien sur ses deux jambes dans son monde à elle, dans le Cercle, même si elle le critiqua toute sa vie, s’en disait éloignée … Il y avait la figure-repère du père, de l’édificateur de sa liberté et là-dessus, elle était intransigeante et très fidèle, dans l’objectivité absolue.


 

-    Moi, c’est lui, disait-elle, à celles, amies, qui s’en fichaient comme de l’an 2000 ( à l’époque ). Et puis, l’écriture militante est assez égotiste. C’est outre l’aspect certain, don de soi, il y a un piédestal pour le moi, une consécration. Et ce n’est pas bien grave.



 

Ses amies ne lui prêtaient pas l’oreille outre-mesure. Elle venait d’un monde mythologique. Noms de code : Héloïse, Simone de Beauvoir, Elysha, Vénus Dommage …


 

Les échanges de livres se faisaient à la plage. Un petit bonjour contrit de son côté à elle, un large sourire du Monsieur - comme elle l’appelait - et puis, la mer chacun dans son espace, une vingtaine de mètres environ. C’était ainsi. Elle lui trouvait de la dignité et beaucoup de sérieux. Il trouvait cette adolescente rebelle, agressive et hautement solitaire, incroyable et saisissante.


 

Deux années, plutôt deux étés, de lecture, à distance, dans une grande concentration, plus d’une part que de l’autre à coup sûr. Il était fasciné par elle et l’observait sous ses solaires.  Quinze ans et puis seize ans et puis dix-sept ans. Imperturbable, irréprochable, dans sa réserve et son sérieux. C’en était trop.


 

 

-       J’ai bien peur de vous aimer, lui dit-il un jour, à brûle-pourpoint. 


 

C’était le troisième été, celui de ses dix-huit ans. Elle le considéra longuement en silence sans réaction aucune extérieurement. Elle pensait à son père. Il fallait lui en parler.


 

-       Je vais réfléchir, dit-elle, en tournant les talons. Plus de livres, s’il vous plaît. Merci. 


 

Ce fut la phrase qui scella sa vie. Définitivement.  

 

 

 

 

Qu’en est-il aujourd’hui du beau Daniel L. qui s’attardait au comptoir de la buvette parfaitement conscient de son charme irrésistible et de son impact de « super bg » sur les jeunes filles toutes confessions confondues ? Il avait des yeux d’un bleu profond et il en jouait beaucoup, faisant des ravages parmi les jeunes filles. 

 


De Marie-Jo, la pétillante jeune fille rousse du Canal et de son généreux sourire ? 


 

D’Alain K., l’ami d’en face, sage et réservé avec lequel elle avait bien de points communs ? 


 

De Tatma et de l’infréquentable Ali qui avait pour manie de commenter les défauts corporels les plus intimes des jeunes filles de la plage ? Il avait soudoyé d’un cône de cacahuètes, une gamine de sept ans à la mère fort improbable en ce temps-là, afin qu’elle lui baisse le bas de son bikini, alors qu’elle allait dans l’eau. 

N’ayant rien saisi et fort honteuse du geste de la vicieuse devant toute la plage, elle resta interdite à chercher des yeux la teigne de fillette mal éduquée, disparu en un clin d’œil. 

Ses amies le lui montrèrent du doigt.

 

-       C’est lui, c’est lui qui l’envoya !

 

Elle alla dans sa direction l’air menaçant :

 

-       Tu ne perds rien à attendre, toi ! Tu es mort ! Espèce de malade !

 

-       Je veux bien de la mort ! dit-il, théâtralement. Le demi-lune immaculé le plus désiré ! Que la mort vienne, Allélouia !

 

Elle voulait le tuer, mais par trop de livres ne savait comment faire. Elle s’en remit, dans son esprit, à son frère. 

 

-       Un pugilat ! Un pugilat ! fit-elle.

 

Et s’en retourna dans l’eau en colère paroxystique. Il riait aux éclats.

 

-       Mes chers amis, je suis comblé ! J’ai vu, j’ai regardé ! Que mon décès advienne !

 

 

Qu’en est-il de Mostfa, le taiseux ? Un jeune fils de famille, calme et discret. Il souffrait de la disproportion parentale : une mère sublime et fort attirante et un père renfrogné et gêné de sa personne. Toute son adolescence fut silence et évitements. Il adorait sa mère, en était fier, mais disait aux plus proches ne pas comprendre ce qu’elle faisait avec son père, auquel il ressemblait d’attitudes et d’invisibilité. 

 

-       Papa est intelligent, riche … Ils ne vont pas ensemble.

 

Tout le monde s’en fichait éperdument. Elle avait capté son mal d’être. 


Cette sensibilité à entendre les émotions taboues et à saisir les nœuds gordiens. Plus tard, elle regrettera de s’être emplie des souffrances des autres. Pourquoi ? disait-elle en son for intérieur, oui, pourquoi ? 


 

Qu’en est-il aujourd’hui de Lili, mariée à 22 ans à cet adulte dont sa mère loua longtemps les qualités d’homme ? 

 


D’Inès qui tombait amoureuse tous les quinze jours d’un jeune homme " qui n’était pas franchement beau, mais qui avait quelque chose " ?


 

Qu’est-il advenu de Ruth qui fumait de tout son soûl cigarette sur cigarette à toute heure et dont l’épaisse chevelure sentait le tabac à trois mètres ? Est-elle toujours en vie en dépit d’une paire de poumons fort carbonisés ?

 


Et Dorine, mariée à un médecin comme l’exigeait sa mère, passionnée de médecine ?


 

Et les deux blainds si attachants et jamais cernés, jamais connus, souriants et pudiques ? Ces deux-là auraient pu écrire une histoire autre. Peut-être. Personne n’en saura jamais rien, même pas l’imaginaire le plus enhardi. Le temps a raison de tout. Fugace, déterminé et autoritariste. Le temps seul agit.


 Fin











































Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire