mercredi 3 avril 2024

Pétra, 7

 






-       J’ai quinze ans et je ne parle pas aux inconnus.

 

-       Je connais votre père.

 

-       Et bien, il ne sera pas content.

 

-    Je ne suis pas tout à fait un inconnu. On se voit fréquemment à la plage.

 

-       Je ne vous vois pas. On n’a pas le même âge.

 

-     Très certainement. J’ai trente ans. Mais lire Alberto Moravia à quinze ans, c’est un peu tôt non ?

 

-       Il n’y a pas d’âge pour lire. Et je lis tout ce qui me tombe sous la main. 

 

-       Étonnante adolescente !

 

-       Je ne suis pas adolescente. Je suis une sage.

 

-       Qu’est-ce que cela veut dire ?

 

-    Cela veut dire que je veux comprendre le monde, la vie, Dieu et les êtres.

 

-       Mais à quinze ans, il y a mieux à faire, quand même !

 

-    Ça c’est mon affaire ! C’est moi qui décide. Je vous laisse. Allez les filles, partons !

 

-       Nous restons.

 

-       A très vite alors, je rentre.


 

 

Et elle tourna les talons, froidement, et rentra chez elle. Elle s’était sentie piégée par les filles qui, à la sortie de l’amphithéâtre, décidèrent d’aller boire un thé à Sidi Bou Saïd avec le Groupe de Sciences Po comme elles les appelaient. C’était des vieux de 25-30 et Pétra n’aimait pas beaucoup la compagnie de ceux qui n’étaient pas de sa génération. Ils n’étaient pas du cercle non plus ou, à vrai dire, pas du tout et elle ne supportait pas leur aîné, le lecteur du MD qui essayait toujours de l’aborder. Elle était très réservée, ne comprenait pas l’intérêt de ses sourires et haïssait ses questions. Elle l’avait rabroué par trois fois au moins et il ne lâchait pas prise. 


 

 

-       Mais pourquoi votre amie est-elle si agressive ?

 

-       Parce qu’elle n’aime que Sartre, dit Agar, en riant. Et rien d’autre.

 

-       Cela veut dire quoi ? 

 

-       Cela veut dire qu’elle passe sa vie à lire, encore à lire et toujours à lire, dit Inès, prise d’un fou rire. 

 

-       Étonnante jeune fille.


 

 

Le lendemain à la plage, Agar et Inès reprochèrent à Pétra son agressivité et son départ précipité. 


 

-       Tu es trop sauvage quand même !

 

-      Mais comment veux-tu que j’agisse ? Je ne connais pas ces messieurs et je ne veux pas m’afficher avec eux.

 

-       Messieurs ! 


 

Inès faillit s’étrangler de rire.


 

-     Pétra, ce sont des étudiants. Ils ont quelques années de plus que nous.

 

-   Non, ils sont bien plus âgés et je ne les connais pas. Désolée, on m’a appris à être méfiante.

 

-    Non, mais tu exagères ! Quatre d’entre eux sont étudiants. Il n’y a que celui qui s’intéresse à toi et le grand qui ne le sont pas. D’ailleurs, il a posé beaucoup de questions sur toi. Tu l’étonnes. 

 

-       Il m’énerve celui-là et tu n’avais pas à lui parler de moi ! Il a intérêt à ne pas m’approcher.

 


 

Pétra était la plus jeune de ses amies. Agar et Inès avait dix-huit ans. Lili, dix-neuf, Nush, vingt ans. Les autres filles du groupe n’étaient pas vraiment des amies, plutôt des voisines, mais à la plage, elles se mettaient toutes au même endroit, au sauna : le contrefort de l’immense villa des ABK, une sorte de muret arcbouté et cimenté qui attirait le soleil. 


Sur près de dix mètre, les plus belles jeunes filles de la Cité se doraient au soleil. Elles avaient entre quinze et vingt-cinq ans, vingt-sept ans peut-être, étaient d’une beauté transcendante sans trop le savoir, d’un modernisme évident et d’un charme irrésistible. 


Pour les jeunes gens, ce contrefort était la main de Dieu sur terre, une bénédiction et un champ de batailles masculines, hors champ. Des corps dorés par le soleil, allongés, côte à côte, riant d’un rien, s’enduisant réciproquement de crème, se levant en essaim pour se jeter dans l’eau quand la chaleur devenait d’enfer … Le tout dans une grâce juvénile d’une beauté marquante. Et ça parlait, ça s’esclaffait, ça fredonnait en deux langues voire trois quelquefois. Des filles de la Cité, de la Divine, modernes et libres. Mais pas tant que cela au final. 

 

Des juives, des chrétiennes et des musulmanes avec pour seul désir de passer un été inoubliable, de se gorger de soleil, de se mouvoir dans un maillot de bain longuement choisi, un deux-pièces à boucles dorées, de tirer sur une clope dans un geste considéré en ce temps-là comme moderne, libéré et libérateur, de se gaver d'oursins citronnés en bord de mer, de glibettes et de kakis salés, de citronnade à la menthe, de frites fines, ancêtres des chips actuelles  ...  


Une jeunesse réunie autour de la question centrale estivale : le bonheur durant la plus belle des saisons dans l’oubli complet du confessionnalisme des adultes et des séniors. 


Vivre et rire étaient leur seul impératif naturel. 











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