jeudi 18 avril 2024

Hannah A. et moi, 3

 Aimer l'autre est affaire d'intelligence émotionnelle et rationnelle, d'humanisme ... 


















                                                                  


                                                   Crédit photo Christophe Granier, 2023





« J’ai tellement de choses à déterrer, à exprimer, à signifier !

                                                             


 

Nous sommes deux alors, fit-je, en souriant.



 

Merci du pèlerinage de ce matin. Le lieu n’a pas complètement changé, en réalité … mais il est surtout vide des siens. Multiples, variés, affairés et souriants …

Il y a certes plus de voitures, moins de silence, plus de locaux administratifs … Les odeurs n’y sont plus ni l’ondulation des femmes en robe à pois allant à la mer … Vous avez raison, c’était un autre temps et le changement est inhérent à tout, la vie, les lieux, les hommes, les femmes … J’ai cru voir ma mère et ma tante au Café. Un beau mirage fulgurant …



 

Fermez les yeux, ils y sont tous encore. Moi, j’écris le passé sans trop m’y attarder, le présent et surtout l’avenir. L'avenir est ma patrie.



 

Vous êtes la Pythie de Carthage, me dit-elle, avec une vraie gentillesse. Vous vous rappelez de la petite porte bleue ? De la maisonnette dans cette ruelle serpentée ? Toute la vie intérieure, je l’ai vue en m’attardant quelques minutes. Ma mère, ses fourneaux, mon lit … Jusqu’à sa colère quand nous dormions jusqu’à midi … J’avais sa voix à l’oreille. Ce bleu et ce blanc, ces ruelles dallées, le silence d’alors dans les moments de torpeur… 

A midi, de 14h à 17h … 

Nous sommes un livre, des pages, des marques et des empreintes.



 

C’est joliment énoncé, dis-je, dans un sourire. 

Cet éloignement est déchirant. Je comprends. Il a été pensé ailleurs, vous le savez bien. A dessein. Effacer la mémoire et construire une bulle. Vous êtes chez vous. Je suis chez moi. Nous partons et revenons. Personne n’avait le droit de toucher à notre Mémoire. C’est intime la Mémoire et c’est doux et réparateur. Ils ont fait cela pour eux, rien que pour eux et beaucoup ont marché. Un jour, ils lèveront leur main et ce sera tragique, de nouveau. 

Ces tireurs de ficelle sont froids et déshumanisés. 

Pire, le monde c’est eux, leurs bénéfices. 

L’humanité : des êtres rampants. 

Pourtant, nous nous aimons entre nous et les choses peuvent êtres claires et simples. Regardez tout ce que nous fîmes, tout ce que nous dîmes en trois jours … Nous ne sommes pas des rampants, plutôt des êtres pensants au cœur battant.

La pensée devrait diriger le monde, la pensée humaniste, pratique aussi, évidemment. 

Mais pas mercantile, froide et calculatrice. »



 

 

Elle pleurait doucement, sans bruit, avec une belle dignité, une belle élégance humaine. C’était un trop-plein d’émotion. Le passé, les siens, les miens, les lieux et la mer. J’avais bien assez tôt fait du rationalisme, de la réflexion permanente, du soupèsement, mon procédé d’abordage de toute chose. Parce que je me trouvai entre trente et quarante ans dans un chaos émotionnel lié à mon histoire personnelle et que cela me fit vaciller. Je résolus avec moi-même d’ajuster les choses et j’arrêtai une résolution. Ce qui me permit de rationner mon énergie et me fit gagner des années, fort probablement.

 

L’éloignement, la perte des repères, le départ précipité en 1982, la peur, le degré 0 de la Mémoire, le mensonge trouvé beau au départ, le décapage et la réalité ont largement entamé Hannah A. et ses larmes qui coulaient en douceur, je les voyais comme une réconciliation, mais aussi comme une compréhension raisonnable de bon nombre de choses. Évidemment, nous évoluions dans des lieux protégés, nos mots savaient onduler, sans entrechocs. Et c’était déjà beaucoup. 

Il y avait l’âge. 

Notre histoire personnelle se portait mieux, surtout la sienne.

 

Écrire devrait consigner les choses et si deux ou trois curieux s’y pencheraient, ce serait deux ou trois curieux d’acquis à la cause humaniste.

 

Hannah A. et moi, c’était au-delà de l’amitié et de la reconnaissance réciproque. Bien au-delà.



A suivre, évidemment.














dimanche 14 avril 2024

Hannah A. et moi, 2


Ce bout de la Bleue que vous m'avez offert ... 









 

 

Nous parlâmes assez intensément, de l’appartenance, de la liberté, de l’âge et de ses impératifs, de ce que nous fûmes, de ce que nous sommes devenus et pour ma part de ce que j’ai résolu d’être.



 

-       Mais là, vous êtes au-delà de tout.

 

-       Et quand bien même ?

 

-       Vivre caché est chose ardue.

 

-  Je vis seule, avec les miens, avec les libres, avec les livres, la philosophie, ma communauté d’esprit, les tourmentés ... Je tiens les bride-au-cou, les détenteurs de vérité absolue, les zoïles fréquents, les simplets, les faux-aimables … à distance. 

   Parce qu’il y a un âge où on arrête de se faire du mouron pour le devenir du monde. On fixe nos priorités, nos plaisirs, notre équilibre. Et c’est très bien.

 

-    Peut-être que je n’ai pas réglé certaines questions de mon enfance et de mon adolescence … Peut-être que le monde actuel me fait très peur … Peut-être que je ne sais plus qui a tort de qui a raison … Peut-être que la déchirure, le départ précipité, mon école, mes amies me manquent et que tout cela ne s’est pas résorbé … Les odeurs estivales du matin et la voix tremblante de ma mère …

 

-     Je vous comprends. Placez-vous du côté de l’humain. Ce sera plus aisé d’Être.

 

-       Je crois justement que je me place du côté de l’humain.

 

-       Voyez-vous, vous ne pouvez vous charger du poids du monde ni de la folie des hommes. Ils font de tout ce qui beau et poétique, un calvaire. Depuis des milliers d’années. La plus belle des idées est devenue source de séparatisme. Alors que c’était destiné à rassurer l’homme en proie à l’angoisse de la mort. Inéluctable celle-ci. Dès qu’ils s’étaient mis à codifier, à conceptualiser, à écrire et à instrumentaliser, ils avaient ouvert grande la porte des Enfers. Et nous y voilà.

 

-       Nous sommes peu nombreux à être rationnels. 

 

-       Mais nous nous entendons, assez rapidement.

 

-       C’est un enclos. 

 

-       Et c’est très bien. Je m’y sens bien, je m’étire, c’est heureux. 

 

-       Vous avez réglé vos vieilles marques visiblement. Pas moi. 

 

-    Faites-le. Ce que vous recherchez est en vous. Quelquefois bien enfoui. Faites-le remonter à la surface, faites-le s'épanouir. Les jointures s’uniront et ce sera assez compact et dense aussi. Je vous le répète, il y a un âge où on doit savoir être le maître d’œuvre de son équilibre. Il n’y a qu’une seule chose qui vaille après cinquante ans : être juste, être un Juste et vivre en paix. 













vendredi 12 avril 2024

Hannah A. et moi

 Par un très beau jour d'avril ...











La Bleue, invisible, dans toute sa splendeur. Et puis, peu de tables libres.

 

-       Je vous en prie, répondis-je, en souriant.

 

L’ambiance était feutrée, le piano bas, la lumière ocre. Le salon suffisamment grand pour qu’on s’y sente chacune dans son espace, sans promiscuité. C’était une Dame, peut-être d’un plus de soixante ans, fort discrète, de sa personne et de son élégance.

 

Je la sentis très peu commune et je sus que nous allions lier connaissance.

 

Et ce fut le cas.

 



Nous regardions toutes les deux vers la mer qu’on ne voyait pas, mais qu’on devinait. La nuit était intense dehors. Quelques lampes ocres en-dessous des arbres, semblait-il. Et beaucoup de silence intérieur, une sorte de désir de paix. 

 

On s’était vite regardé au début, rapidement et pudiquement. Et puis, on s’était partiellement entendu. Nous pourrions échanger. Nous le comprîmes.

 

-   Je suis juive, me dit-elle, d’une manière un peu impromptue. Juive tunisienne.

 

-     Je suis tunisienne, fis-je, dans un sourire. Absolument athée. S’il faut se prononcer sur ses croyances. 

 

-       Je suis athée aussi. 

 

-       Donc, vous êtes athée, non ?

 

-       Oui, mais il y a le poids de l’appartenance.

 

-     Je suis une femme, d’ici et d’ailleurs. Une mortelle, athée. Humaine et humaniste. Et je ne supporte pas les contraintes.

 

-       Je vous ai sentie intelligente.

 

-       Moi aussi, sensible, je dirai.

 

 

Rare manière de faire connaissance. Nous nous tûmes. Quand on a cinquante et plus, on a toute la latitude de vivre librement sans s’assujettir aux bienséances. Quitte à fréquenter trois personnes, à vivre par monts et par vaux, à bannir l’hypocrisie sociale - la diplomatie et le tact - à s’exprimer profondément en déployant sa pensée. 

 

-       Chez les juifs, il y a l’appartenance qui est primordiale. S’en défaire est un désaveu. Même athée, cela veut vous attraper. 

 

-     Nous avons tous été juifs, il y a fort longtemps. Après, soit c’est une appartenance sympathique et tendre. Soit, il y a le scalpel et la chirurgie. Surtout sous la contrainte. J’ai trouvé mon identité, personnellement. Je suis un être humain. Je vis et je mourrai. En cours de route, j’ai mis des enfants libres et fort sensibles. Une véritable architecture. Et là, je dis les choses, librement. 

 

-    Ici, je suis chez moi. J’aime. Mais je n’évolue que dans des endroits protégés.

 

-    Vous connaissez d'autres lieux, je suppose. Puisque vous êtes chez vous. 

 

-       Oui, mais je voudrais bien, revoir certaines places.

 

-   Le grand Mahmoud Darwich, exilé pendant des décennies, était retourné chez lui. En chemin, son cœur battait, ses tempes inspiraient, expiraient … En ses lieux, il eut une peine incommensurable, ce n’était plus ce qu’il y avait laissé.

 

-    Il faisait trembler la Knesset. Un immense poète-penseur. C’était la tension sûrement qui régnait là-bas.

 

-       Pas seulement. C’était la disproportion entre ses images mentales et la réalité. Même des siens propres. 

 

-       Vous ne m’encouragez pas à retourner chez moi, je crois.

 

-     Sauf si vous avez un regard neuf. Mais pour y retrouver la petite fille que vous étiez, il vaut mieux pas. 

 

-   Je vous ai dit le poids de l’appartenance, alors mon quartier de naissance et d’adolescence … 

 

-      Vous en êtes à 15 minutes. Imaginez-le. Ou allez-y en ayant bien en tête cinquante ans d’écart. A peu près ?

 

 

Elle sourit très gentiment.

 

-       A peu près, oui. Je suis en vacances chez moi.

 

-       Moi aussi, dis-je, en souriant. 

 

-       Je suis pianiste.

 

-  J’adore le piano. Je suis Scribe. Comme à l’époque de l’Égypte ancienne. 

 

-       Vous êtes incomprise, sûrement.

 

-        Non, pas tant que cela. Je persévère. Et puis, j’ai mon Cercle d’esprit et de cœur. Ceci dit, je suis passée du Cercle identitaire et familiale, un peu obligé, à celui des affinités et c’est de tout repos. Plus connivence, plaisir et peu de mots.


A suivre