lundi 6 mars 2023

GaÏa, 1

Paris, Jeudi 2. 





 

A la terrasse de mon café habituel, je fis la connaissance de M. et de son Karl, un bouledogue français aux yeux luisants. Ce fut lui qui vint vers moi. Cela ne m’étonna pas parce que j’ai toujours communiqué tacitement avec les animaux. 

 

-       Laisse la dame tranquille Karl, lui dit sa maîtresse.

-       Il ne me dérange pas, lui répondis-je, en souriant. 

 

Il posa sa tête sur ma jambe et je lui caressai le cou. 

 

-       Il vous a adoptée, me dit-elle.

-       J’aime les animaux.

-       Il l’a senti, clairement.

 

Le petit me fixait de ses grands yeux à chaque fois que j’arrêtais les câlins et je fermai mon ordi. Il voulait communiquer. 

 

-     Karlitto, tu es très mignon et je sais que tu me comprends. Tu as de bien beaux yeux, toi. J’écrivais, mais visiblement tu n’étais pas d’accord. Le jeune homme veut de l’attention, des mots et de la tendresse. Allez un bisou, de loin, comme avec ma chienne.

 

Plus, je lui chuchotais des choses, plus il se blottissait contre ma hanche et il finit par fermer l’œil et s’assoupir.

 

-       Il vous aime.

-       Il est sensible aux mots et à l’affection.

-       Vous écrivez ?

 


Karlitto, comme je décidai de l’appeler, ouvrait l’œil de temps en temps, regardait sa maîtresse comme pour avoir un acquiescement à autant de liberté, me regardait, obtenait mots et câlins et fermait de nouveau l’œil. Ses gros yeux donnaient l’impression qu’il suppliait en silence. 

 

-       J’écris les êtres et les situations. 

 

Et nous parlâmes toute la matinée. Nous étions sur la même banquette, mais nous collâmes nos tables au grand bonheur de Karlitto qui embrassait sa maîtresse et revenait vers moi. M. devait être septuagénaire. Elle était élégante et je le lui dis. Elle avait aux doigts des bagues historiques, c’est-à-dire des bijoux qui racontaient des choses.

 

-      Je suis sortie à la va-vite, me dit-elle, comme pour s’excuser de ne pas être complètement au taquet. J’avais besoin de monde.

-       Vous êtes une Dame bien peu commune, je pense.

 

 

-    J’ai lu toute ma vie et j’ai vécu aussi. C’est la lecture du réel que de vivre. Trois vies, trois hommes et trois chiens. 

-       La trinité, lui dis-je, pour détendre l’atmosphère, gênée quelque peu de l’entendre me livrer sa vie. De la pudeur, sans doute. Mais elle avait l’avantage du grand âge.

 

 

 

 

« Mon premier mari a été un rêve. Nous vécûmes heureux jusqu’à l’insolence et nous n’eûmes pas le temps de voir arriver les désillusions. Il mourut bien avant et je le remercie de tout, encore aujourd’hui. 


Ce fut l’amour sous toutes les coutures et il n’y en eut pas. Nous étions libres, heureux et passionnés de corps. Nous passâmes une décennie à nous aimer, à nous former et à avancer dans la vie. 


Louis était un matheux et je faisais les Beaux-Arts. Nos parents nous soutenaient un peu, j’avoue, mais nous nous débrouillions aussi pour faire de l’argent, parallèlement à nos études.

 

Quand il mourut par le plus inexpliqué des hasards dans l’attentat de la rue de Rennes le 17 septembre 1986, je crus disparaître aussi, mais je me remis sur pied. Ce fut terrible, mais je continuai. 

Mes parents me soutinrent et puis j’avais Onyx qui ne me quittait pas, un épagneul Breton aussi noir que Karl, d’où son nom par mon feu mari par ailleurs. Affectueux, patient, joueur, il m’occupa et de le promener tous les soirs me fit du bien. C’est un chien de campagne à la base et il a besoin de se dégourdir les pâtes. 

Ma mère s’occupa de lui les premiers temps et je pris la relève quand elle rentra chez elle. La journée, je travaillais comme une forcenée, le soir, je promenais notre chien et les week-ends, j’allais chez mes parents. 


Ce fut ainsi pendant près de deux ans et demi, jusqu’à ma rencontre avec Armand. Un homme sensible, discret et fort. Il fut patient et pendant de longs mois, il eut droit aux menus détails de ma vie avec le Disparu. Je crois aujourd’hui que d’avoir tant dit sur mon premier mari me libéra de lui. C’était comme si je devais bien mettre à plat un socle avant de monter un nouvel édifice. Il fallait qu’Armand sache tout l’amour que j’avais pour mon mari, tout le désir qui nous jetait dans les bras l’un de l’autre, notre vie universitaire et professionnelle que nous bâtissions de nos mains volontaires, nos soirs après nos journées, chacun dans son occupation et son avancée personnelle, les plats que nous concoctions à des heures folles, nos rires au deuxième verre de Chardonnay Et Onyx tantôt dans nos pattes, tantôt boudeur parce que la promenade fut courte à son goût … 


Armand sut m’écouter sans faire semblant. Il était proche de mon feu mari dans les récits assez spéciaux que je lui en faisais. » 

 

Cette solidarité d’homme à homme si belle à voir en l’absence de cette laide jalousie que certains peuvent avoir, même vis-à-vis d’un mort qui fut plus digne qu’eux et qu’ils jalousèrent en silence et dans les supputations de son vivant. Mais cela c’est moi qui le dis.

 

« Armand fut d’abord un ami et ce pendant longtemps. Il venait chez mes parents un week-end sur deux et nous nous baladions longuement en compagnie d’Onyx. Quelquefois, mes parents étaient de la partie, mais ils prenaient soin de nous laisser prendre de l’avance. Je savais tout ce qui passait par les têtes, mais qu’il n’y eut pas de pression ou même de suggestion fut porteur. 


Quand Armand sut tout de ma vie avec mon feu mari - douze ans exactement, de tout plein d’existence - quelque chose me poussa à regarder dans sa direction, sûrement un minimum latent d’esprit de justice. Parce que l’autre existe et qu’il y a quand même de  l’éducation aussi. Il était temps, dit-elle, avec un sourire.


C’était là que je vis sa présence, sa personne et que je pris le temps de le découvrir. Nous nous mariâmes cinq ans après la tragédie. Armand était un fin lettré, un homme aux multiples talents. Il était ingénieur en ponts et chaussées et passait tout son temps à concevoir, ce qui allait très bien avec moi qui passais mon temps libre dans mon atelier. 


Nous gardâmes l’habitude de passer nos week-ends en dehors de Paris chez mes parents, nous y avions espace, nature et une dépendance que nous avions transformée en atelier de travail. Nous y restions des heures sans forcément nous adresser la parole. 


J’avais trente-sept, trente-huit ans et Armand allait sur ses quarante-deux ans. C’était un homme calme et solide, ingénieux évidemment. Je crois qu’il sut faire, grâce à sa pondération. Nous prîmes un deuxième chien, un labrador, du nom de Charly. C’était sûrement une manière pour moi de m’affirmer dans ma nouvelle vie. L’amour que nous avions l’un pour l’autre était empreint de sagesse et de grande tendresse aussi. 


La nature d’Armand me conforta dans l’idée que la vie n’était pas mort gratuite et chagrin, mais bien continuité, durée et conceptions. Là-dessus, j’eus beaucoup de chance, je passai de l’enthousiasme fougueux de la vingtaine, à la sérénité non moins épanouie de la large trentaine. Nous décidâmes de fabriquer une fille ( Sourires de part et d’autre ) et elle vint. Ce fut un amour différent et plein d’enseignements. Camille, mon enfant, ma sœur et ma petite maman, aujourd’hui. Je l’aime à mourir. 


Avec Armand, elle a une relation de père, mais aussi de collègue de travail : elle fit les mêmes études que lui et se spécialisa en architecture. C’est vous dire s’ils ne sont pas comme les deux doigts de la main. Camille occupe les trois-quarts du temps d’Armand aujourd’hui. Elle dirige le bureau d’études de son père, voyage avec lui et gère toutes ses interventions, ici et ailleurs. 


Le reste du temps, c’est famille, nature et Paul. Pablitto en comité restreint. 

 

( Sourire de sa part. J’étais attentive. )

 

Qui est Pablitto ? C’est mon partenaire en "Crayme". ( Rire de M. ) C’est un des hommes de ma vie depuis plus de vingt ans. Un frère, un ami, un collègue, un compagnon, un artiste hors norme. Nous avons monté notre galerie ensemble. C’est une personne qui compte dans ma vie et qui est fondamentale. Louis a été mon rêve. Armand, ma vie et Paul, un être de sensibilité, d’intelligence fine et sans mots, sans qui je ne peux pas vivre. 


Il vit avec nous du vendredi au lundi. Et nous déjeunons ou dînons deux fois par semaine lui et moi. ( Elle caressa Karl, toujours blotti contre moi. ) Karl, c’est le cadeau qu’il me fit pour mes soixante-sept ans. Un beau cadeau n’est-ce pas ? Nos autres chiens sont partis et ce petit ne me quitte pas et puis, il est facile à vivre et à entretenir.


C’est d’ailleurs, la mascotte de la galerie où sa place de prédilection est le Bergère art déco de l’entrée. Il reçoit les visiteurs à chaque événement. 

 

( Karl quitta ma hanche pour aller vers M. Il savait qu’elle parlait de lui. )

 

Je te manque, mon petit ? Paul est mon sosie artistique et nous nous comprenons sans mots, professionnellement. Humainement, au regard et au silence. Lui aussi perdit son compagnon, il y a vingt-cinq ans et mit du temps à s’en remettre. Paul est graveur. C’est un spécialiste de Soulages que nous perdîmes il y a peu, par ailleurs. ( J’acquiesçais de la tête. ) 


A l’ouverture de Gaïa, nous fîmes des expositions personnelles, des expos de groupe, nous introduisîmes les objets d’art et de déco, nous suivions les événements internationaux et nous changions de déco suivant les saisons et les artistes-phare du moment. Ce qui nous revenait très cher. 


Les périodes de marasme artistique, Paul, qui a un coup d’œil rare, dénichait les talents de rue, ici et là et nous leur garantissions encadrement et prise en charge, la durée de la collaboration. Autant vous dire qu’on fit parler de notre enseigne et de notre ligne dynamique. 


Gaïa fut pendant de nombreuses années le passage obligé des passionnés d’art. C’est toujours le cas aujourd’hui. Mais nous levâmes un peu le pied : notre cote étant au plus haut et solidement. Aujourd’hui, pour espérer attirer l’attention des collectionneurs parisiens, il faut passer par nous. 


Ces années de travail intense où nous étions plus ensemble qu’avec nos conjoints firent de notre amitié quelque chose d’aussi intense que mon rapport à mon mari ou à ma fille, à ma mère il y a peu. Et Paul devint le compagnon incontournable qu’Armand soit là ou en voyage. Paul, c’est le frère ou la sœur que je n’ai jamais eu, le complice de chaque instant. Nous avons des regards différents, mais une même sensibilité artistique. Voilà pourquoi, je le considère comme un des hommes de ma vie. »

 

J'avais la tête forte d'images mentales tout au long de son récit. Mon imaginaire buvait du petit lait. 


- Je vous écouterais des heures encore, lui dis-je. 


Nous nous donnâmes rendez-vous pour un déjeuner le mercredi 8, à 12h.

 

 

 



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