mardi 11 janvier 2022

Je sais tout de la vie sauf la mort

 


Elle toqua à la porte. Tara ouvrit.

 

-     Voila ma petite, c’est pour vous, un clafoutis aux poires tout droit sorti du four, dit-elle avec un sourire.

-    Oh, merci Mme Granier ! C’est trop gentil. Il ne fallait pas vous déranger.

-       Mais ça me fait plaisir ! Et c’est sans retour, je sais que vous avez vos examens, ajouta-t-elle.

-       C’est trop pour moi, Mme Granier !

-       Non, mangez, vous êtes bien trop mince !

 

Mme Granier s’était mise en tête de partager ses petites pâtisseries avec sa voisine de palier, une jeune étudiante qui lui paraissait plutôt maigre. Elle aimait s’activer dans sa cuisine en pensant au moment où elle allait lui offrir la moitié de ses prouesses culinaires. 

 

-       Ma petite Tara, que vous êtes souriante, un rayon de soleil ! lui disait-elle.

 

Mme Granier avoisinait les quatre-vingt-dix ans et était toujours très alerte. C’était une fort belle nonagénaire dynamique et chaleureuse. Elle savait tout de la vie sauf la mort et ne l’appréhendait même pas. Assez rapidement après soixante ans, elle se mit en tête de vivre sans angoisse et la meilleure démarche à cet effet était de partager : la joie, les gâteaux, les rires et l’optimisme. Elle occupait son appartement du deuxième étage depuis assez longtemps pour avoir vu passer bien des locataires sur le palier de son immeuble et principalement des étudiants. La petite Tara était venue l’an dernier et à peine les salamalecs échangés, que les gâteaux ont pris un rythme bihebdomadaire. Tarte des sœurs Tatin, crumble, quatre-quarts, far breton, Linzertorte … Tout le savoir-faire pâtissier de Géraldine Granier y passait avec un plaisir réel. 

 

-       N’oubliez pas notre petite heure de jeudi !

 

 

Mme Granier avait mis un rituel entre Tara et elle. Quand elle s’enquit de ses après-midi de libre, elle demanda à Tara si cela lui convenait une fois par semaine de l’accompagner au marché du coin. Tara n’y vit pas d’inconvénient d’autant qu’elle n’avait pas de rythme de courses régulier et que Mme Granier n’était ni encombrante ni insistante. Cela l’aida à mieux s’organiser et à s’offrir un petit moment avec une dame charmante et qui l’instruisait sur bon nombre de sujets et notamment sur la Grande Guerre.

 

-    Ce fut atroce, ma fille, disait-elle. Quand on a vécu cette période, on aime, on se plait à aimer, tout, absolument tout ! Tant de vies sacrifiées pour rien, ou si pour des rivalités exécrables, et une course à l’armement. 

Ne gâchons pas notre heure, donnez-moi votre bras.

 

Et avec un ravissement percevable, Mme Granier prenait le bras de la très jeune Tara et avançait vers le marché du mieux qu’elle pouvait.

 

-   Prenons de ces belles oranges, de ces salades fraîches, de ces branches de céleri si généreuses. Une bonne potée et de la confiture ma petite. On va se régaler.

 

Mme Granier était plutôt sémillante malgré son grand âge et toujours souriante. Pour Tara, c’était une mamie de remplacement et elle l’aimait. Elle sentait son plaisir à être avec elle et voulait lui communiquer la même chose. Deux grosses parts de gâteau par semaine, une petite heure les jeudis après-midi et un mail de relation historique de temps en temps et, ces trois petits moments, étaient teintés d’un profond humanisme. 


Mme Granier avait été infirmière dans son jeune âge et cela l’avait dotée d’une facilité d’abord et d’une empathie à toute épreuve. Elle soigna un jeune militaire en 1942 dont elle tomba fort amoureuse et qui devint assez rapidement son époux. 

 

-       Deux années de bonheur et de douceur, ma petite. Hélas, que deux années !

 

M. Granier mourut avant la fin de la guerre et elle ne refit pas sa vie. Son travail était prenant, elle y était entière et aucun autre homme ne fit battre son cœur au point de marcher à ses côtés en direction de l’autel.

 

-       Les amours de guerre sont spéciaux, romantiques et profonds. C’était une autre époque. De patience, de silence et d’engouement.

 

-       Quand je deviendrai écrivain, je raconterai votre histoire Mme Granier. 

 

-       Alors, il faudra que je vous dise tout mon enfant. Les humeurs, l’amour, la souffrance, les sourires, les doigts qui se cherchent et la plénitude des cœurs unis. Je sais tout de la vie sauf la mort. Je l’ai vue, souvent, chez les autres. Je sais reconnaître certains de ses signaux et elle ne m’impressionne pas. J’ai donné de ma vie contre elle, pour la vaincre. J’ai réussi de nombreuses fois, avec mon époux notamment qui était resté suspendu trois mois entre la vie et la mort. Je ne m’en inquiète pas pour moi, même si je veux continuer à vivre mes petits moments. Je vais devoir tout vous dire Tara, tout.

 

Tara ne le sut que plus tard. Mme Granier commença ce jeudi soir-là, après le marché, à écrire son histoire à l’intention de sa petite de palier. Une longue histoire de vie, de détermination, de dévouement aux autres, d’amour patient, de guerres, d’armement, de rivalités coloniales et de tartes renversées, La longue histoire de Mme Granier. Cinq années à griffonner ses mémoires  de petite fille, de jeune aide-soignante, d'infirmière, d'épouse, de voisine de palier, de scribe ... Un peu comme l'avait fait la mère de Romain Gary.


 

 


 

 

 

 

 

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