Comme un sillon sur ma belle gueule
I.
Je suis le fou solitaire dont l’oreille droite fait tornade de tout bruit. Je les entends m’insulter en faisant mine de jouer au football. Mes boules Quies me protègent un peu de leurs obscénités mais très vite, n’y tenant plus, je sors me battre et les mettre à terre. Ils sont à terre et je savoure ma victoire.
Un court répit et les anathèmes reprennent. Je vais devoir les tuer afin que cessent ces voix injurieuses. Mes jambes sont si lourdes qu’elles semblent avoir pris racine au pied de mon fauteuil.
- Taisez-vous Ignorants !
II.
Comme un sillon sur ma belle gueule. Comme une ignominie sur ma Toile si dressée. Comme un acte de barbarie moral. Comme une plaie ouverte au milieu du visage. Ça suinte et j’éponge, je cure, je désinfecte. Je range dans ma vieille mémoire des débris humains dictés par la solitude, la carence et le dur désir de durer. Cet autre moi-même d’un instant que je renie.
III.
Je suis l’homme de la rue, Place de la Comédie. Ma vie s’écoule sans que j’agisse dessus. Les jours se ressemblent et rien ne vient les déranger. Les jours Dérangés.
J’ai les cheveux sales, les vêtements sales, le chien sale, tout sale. Ce sont vos regards qui me le signifient. J’encaisse, résigné. Pourtant, je ne suis pas vieux mais mes os pèsent lourd et mes horizons sont invisibles. Je vis, le matin, le midi et le soir. Et le lendemain, je vis, le matin, le midi et le soir.
A l’origine, ma mère est morte en hachant du persil. Elle s’écroula et ma vue baissa d’un coup. Je fus sorti de l’appartement et je dormis dehors. Je crois que cela fait six ans. Ou peut-être sept. Dans mon baluchon, j’ai les cheveux de ma mère, si noirs et si beaux. Je tiens là ma relique et mon zaïmph. Je les hume tous les soirs avant de dormir dans les pattes de mon chien.
Un jour, je lus sur le mur d’une église nouvelle en mode promo :
« Vos disparus sont en vous, écoutez-les. »
Et la voix de ma mère commença à se faire entendre. J’eus à l’oreille ses petites phrases répétées inlassablement :
« Se prendre en charge sur le plan alimentaire, hygiénique. Gérer son temps et la répartition des tâches du quotidien. »
Je regardai cet autre dans le reflet d’une vitrine : y a-t-il encore le temps de te prêter l’oreille maman ?
IV.
Faut-il obligatoirement plus d’un pilier pour l’équilibre des choses ?
L’amitié ne peut-elle pas être absolue ?
Les relations humaines sont-elles fatalement destinées à n’être qu’égotisme ?
Pourquoi faut-il toujours justifier son attachement à ses principes ?
N’est-il pas indigne déjà de porter un sillon au beau milieu de sa belle gueule ?
Pourquoi mon Inquisiteur est-il tombé en silence ? Quelle utilité à mettre sur pied des tribunaux d’Inquisition ? Pourquoi une épée aiguisée coupe-t-elle mes entrailles ?
Suis-je en préparation pour un départ imminent ?
Qu’est-ce que cette Peur si réaliste que j’ai eu à vivre tard dans la nuit, cette aube-là ?
Ne suis-je pas invincible ? Ne suis-je pas dans le dédain des dieux inventés ?
N’ai-je pas décidé de continuer vaille que vaille ?
Pourquoi ma bâtisse s’éloigne-t-elle de plus en plus ? Celle-là même que j’ai sculptée avec des doigts de Pygmalion ? Des doigts de sculpteur enamouré ? Oui, pourquoi ?
Pourquoi aucun argument ne tiendra la route face à la conviction d’un architecte d’Ontos ?
Pourquoi, bien que la bâtisse s’éloigne, continuer à croire qu’il n’y a de vrai dans Ontos que le chantier ?
Pourquoi ce jeune homme si beau a-t-il décidé d’en finir avec le tricotage ? A-t-il maillé un peu au moins ? Pourquoi cette terrible nouvelle ? Pourquoi suspendre l’unique chose que nous possédons ? La maille peut-elle ne rien signifier à un jeune trentenaire beau et rieur ? Que nous cachent donc ces visages juvéniles ? Ces regards interrogateurs ? Ces instants d’écoute et d’intérêt ? Ces attentes vite ravalées ?
Pourquoi n’avoir pas continué à lui signifier les choses ?
Comment expliquer à tous que la Chose à faire est d’exprimer la Signifiance et simultanément la Praxis ? La dure et nécessaire et vitale et belle et préférentiellement signifiante Praxis de vie
Il n’y a de vrai dans Ontos que le chantier et la main de l’homme.
V.
Une amie sonne à la hâte à ma porte. Je sors et reçois son présent. Encore un livre ouvert sur le monde. Elle me dit plus tard qu’elle était dépitée mais qu’elle n’avait pas le temps de me dire les choses. Dépitée d’une vie impossible et d’un amour incertain.
- Pourquoi ? lui dis-je.
- Je vais mal et je vis un amour emmuré.
- Libère-toi.
- Je ne peux pas.
- L’amour ne peut exister sans liberté.
- Et pourtant. A croire que c’est précisément pour cela.
- Alors ce n’est pas de l’amour. Mais un dur désir d’arriver.
- Je ne peux philosopher là-dessus. Moi, je crois à l’instant présent.
- L’instant présent est éphémère comme tous les autres.
- Mais il est intense.
- De quoi l’est-il justement ? Il faut regarder les choses.
- Mais je ne veux pas regarder les choses, je veux aimer et être aimée !
- L’amour au rabais, alors.
- Je n’en ai cure.
- Il y a aimer et s’aimer.
- J’aime, je m’aime et je veux y arriver. J’y suis arrivée !
- C’est plus une course que de l’amour. Contre l’autre, contre le temps, l’âge et les offrandes de vie. Vous vous offrez un cadeau. C’est surtout ça.
- Trop d’analyse pour moi. Je veux vivre.
- Vivons de mille et une façons. Je vous dis ma pensée comme toujours.
- Non, pas aujourd’hui. Je suis trivialement en besoin d’amour quel qu’en soit le prix.
- Oui, je le vois, quel qu’en soit le prix. Il y a là un véritable aiguillon. Penses-y.
- Tu as l’art de tout casser avec ton effroyable réalisme !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire