J’ai cinquante ans depuis quelques années et ce sera cinquante ans jusqu’au bout. Je ne peux faire davantage de concessions, ce n’est plus possible. La trentaine m’avait pris de court et j’eus peur. La quarantaine me convainquit que j’étais vieux et achevé. La cinquantaine attisa ma colère et je fermai les yeux sur le passage des années. Bien sûr, j'étais en vie mais je voulais l’être avec vingt-cinq années à mon actif, ni plus ni moins.
Mon ophtalmologue me prescrivit à quarante-trois ans des lunettes de lecture, cela me mit grave en colère mais je fis bon cœur contre mauvaise fortune et je m’achetai une paire demi-lune en me disant que cela ajoutait à mon allure générale d’intello. Je les portais sur le bout du nez, regardais au-dessus en m’auréolant de silence intelligent. C’était déjà cela et c’était ma marque pas celle de la vie.
Mes tempes grisonnantes me plurent en sel et poivre et je me dis que ça allait probablement en rester là, que cela ne pouvait aller plus loin pour moi. Non pas pour moi. Et pourtant. Ce fils de … de temps ne me lâcha pas et je les ai blanches, on ne peut plus blanches !
Mon coiffeur me conseilla discrètement de travailler un peu le blanc et d’y introduire quelques fils noirs avant que les choses ne pourrissent davantage. Je demandai réflexion. C’est que je suis homme du mi XXème siècle, moi, et ce genre de pratique n’était pas trop dans le style de la maison, je veux dire pas trop dans le style de Monsieur. Les préjugés ont la vue courte et la vie longue. Et je ne prétendais pas trop être très dans le vent au fond de ma personne, du moins sur ces choses-là. J’étais un homme et je ne me départirais jamais de cela.
La seule option était d’avoir cinquante ans pour le restant de mes jours, de convenir en secret avec Al de quelques mèches noires très fines dans l’arrière-boutique, son jour de congé. Je payais le double, mais les choses vitales ont leur prix.
Je vivais seul dans mon appartement de cent mètres carrés, mes ressources étaient correctes, mais j’avais épuisé toutes les femmes de ma vie. Et puis un jour, je vis la visiteuse de la petite du 2ème étage. Belle, plutôt jeune, élégante. Je me mis à la guetter. Elle sortait tous les matins et revenait un peu avant midi, un sac de courses à la main. Dynamique aussi. Et ne ressortait plus de l’appartement de la petite. Je pris l’habitude d’occuper la table du coin du Petit Matin celle qui donnait sur le passage Geoffroy par lequel elle passait obligatoirement pour accéder à l’extérieur. Mes cheveux plus que jamais sel et poivre. Je lui donnais quarante-cinq ans. Pas mal, pensai-je.
Me remarqua-t-elle tous les jours à la même table ? J’ai de beaux restes quand même. Elle semblait fort sérieuse et égale à elle-même. Je me dis qu’elle était peut-être un peu lourdaude ou mariée ou occupée par le souvenir d’un robuste trentenaire. Ou que j’étais tellement oisif que j’en devenais un cas pathologique. Voilà un projet de femme : mère présente, active, réservée et responsable. Ou alors, je fais des kilomètres dans ma tête.
Lundi, elle sortit plus tôt que d’habitude. J’étais à la même table. Elle entra au café et s’attabla à l’autre bout. Tiens, me dis-je. Changement d’habitude.
Elle commanda un café, sortit un petit ordinateur et commença à écrire. Journaliste ? Cela dura une heure environ. Je la regardais sans bouger la tête via mes solaires, elle ne pouvait le remarquer. Qui pouvait-elle bien être ? Quelle était son histoire ? Qu’écrivait-elle ? Comment l’aborder la prochaine fois ? Était-ce là une rencontre possible ? Sa fille était toute jeune et assez puérile. Par deux fois, je tapai à sa porte pour lui faire voir ses clés oubliées en serrure. Elle était si souriante, si polie. Elle se confondait en remerciements et en sourires et en où « ai-je la tête ? ». La mère paraissait bien plus mesurée, peut-être était-elle cinquantenaire comme moi ? Peut-être avait-elle convenu d’une teinture régulière des cheveux blancs avec son coiffeur ? Peut-être m’avait-elle remarqué d’où le café ce matin-là ?
La seule manière de le savoir était de lui offrir un café, après tout, j’étais le voisin de sa fille.
- Bonjour Madame, quel étage ?
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