samedi 29 janvier 2022

La plume du pèlerin de nulle part

 





 

C’est un jour froid et mon sang est glacé. Mes yeux ne captent que des résidus d’espaces. Ma plume est maigre et je suis un pèlerin incrédule. Autant dire que la poésie est manquante, le délire absent, l’épopée impossible et le verbe, pourtant d’ordinaire acéré, sans conviction.

 

Ma plume est ma béquille des jours avec et des jours sans, ma plume est cette force d’appoint qui a tous les pouvoirs dont celui d’actionner la lumière. Ma plume a le mot juste, le mot à la place qui lui sied. Elle me mène vers l’ordre vital. 

 

Je regarde alentour. Que de froids ! Des souvenirs, des rires d’antan, de ceux-là bâtis à la sueur du cœur, ses peines et ses bouffées de chaleur. Que de froids ! Et le plus glaçant : celui de l’absence, de l’oubli. Où réside la conviction en ce jour d’hiver, où ?

 

Petite place ou égo malmené ? Sommes-nous tous dans le palympseste des autres des êtres de duvet ? Sommes-nous des pouvoirs exécrables sous couverture de légitimité ? Le temps joue-t-il en faveur du grand Départ ? Silence d’êtres haut en couleur, d’êtres de force excessive ?

 

Quelles réponses espérer par un froid si peu humain ?

 

mercredi 19 janvier 2022

Je ne fus jamais heureux

 





Nous avons tous notre histoire, nos histoires, nos lots de peines et de joies, nos indignités et nos fiertés, tous, sans exception.  

 

La mienne est faite de secrets, de travestissements. Je ne suis même pas sûr de trouver en vous des sympathisants. Mais peu importe aujourd’hui. 

 

Je n’ai pas vécu les trois-quarts de ma vie, j’ai dû faire semblant, composer, entrer dans le moule du moralement et du socialement correct, en famille et dans le monde. 

Dans les années soixante et encore maintenant, je suis ce que l’on appelle un pédé. Alors que pour moi, tout n’était que sentiments et amour.

 

A treize ans, je me sentais attiré par les garçons forts, je les trouvais puissants et invincibles. Moi, à cet âge-là, j’étais gros, petit et mal dans ma peau. Très vite, je m’étais lassé de regarder en-dessous des jupes des filles et même que je le faisais par mimésis et sans vraie conviction. Par contre, au collège, dans le vestiaire de sport, les copains m’impressionnaient par la bosse de leurs slips kangourou. Quelle force masculine, quel potentiel ! 

 

Je ne me jugeais pas encore, je ne me savais pas attiré physiquement par les hommes, j’étais juste admirateur de leur corps et je ne me considérais pas comme eux. Je me trouvais rond, lourd et faible de constitution. D’ailleurs, je n’étais pas un bon sportif. 

 

Vers seize ans, un copain de classe me frôla le sexe en me traitant de fille et j’en fus fort troublé, ce qui m’interpella. Évidemment d’être traité de fille n’était pas flatteur au lycée et au lieu de me battre avec lui, j’allai vers le principal me plaindre. Ce qui me valut par tous, filles et garçons, la réputation de mouchard. 

 

Vers dix-huit/vingt-ans, je me compris : les filles étaient mes vraies amies et les très rares copains me troublaient physiquement. J’étais aussi totalement puceau et horrifié par mes inclinations. 

 

Le bac en poche, je partis à Paname pour faire mon université et j’étais déjà en mode travestissement. Mes amies filles me confiaient leurs secrets, leurs histoires d’amour, leurs ruptures. Je vivais à travers leurs relations et j’aimais passionnément leurs partenaires. Quelquefois, je gardais les photos d’eux qu’elles jetaient dans des accès de colère et mon imaginaire faisait le reste. J’eus, un peu plus tard, quelques expériences étranges avec des hommes avec lesquels je partageais des idées, des concepts et pas mal de philosophie. Des expériences qui m’avaient marqué fortement et que j’ai haïes par la suite. Je ne m’étendrais pas là-dessus parce que des nœuds psychologiques gordiens se forment aussitôt encore aujourd’hui. 

 

A quarante ans, je rentrai chez moi et ma mère me reçut avec une phrase épouvantable : 

 

-       Que de temps perdu. 

 

Pour être en conformité avec ses attentes et celle de la société, je m’étais marié avec une fille correcte d’un milieu fort humble. Je lui fis vite fait un enfant et nous divorçâmes. Elle n’était ni correcte ni gentille : elle misa sur les biens de la famille et je l’utilisai pour me travestir et surtout pour donner le change. Quittes. 

J’aurais pu être pansexuel comme on dit aujourd’hui sans forcément passer par le corps, du moins avec les femmes, mais cela aurait été encore un travestissement comme s’il fallait que j’adoucisse ma vraie nature.

 

Que vous dire encore ? Avoir passé sa vie à se cacher a été dur, très dur. Ne pas s’assumer, ne pas s’affranchir des autres a vite fait d’épuiser ma vie. Je n’ai pas eu une psychologie mais des psychologies : de refus, de rejet, d’imaginaire, de solitude, d’absence d’épanouissement physique, d’expériences atypiques mêlant intellect et corps, intellect prétexte pour se donner de la légitimité … 

 

Que vous dire ? Le poids des autres, les schémas consentis, l’intolérance, la condamnation, la dérision, la violence, la peur, le silence ? 

 

Je ne fus jamais heureux. 





mercredi 12 janvier 2022

J'aurai cinquante ans jusqu'au bout

 





J’ai cinquante ans depuis quelques années et ce sera cinquante ans jusqu’au bout. Je ne peux faire davantage de concessions, ce n’est plus possible. La trentaine m’avait pris de court et j’eus peur. La quarantaine me convainquit que j’étais vieux et achevé. La cinquantaine attisa ma colère et je fermai les yeux sur le passage des années. Bien sûr, j'étais en vie mais je voulais l’être avec vingt-cinq années à mon actif, ni plus ni moins.

 

Mon ophtalmologue me prescrivit à quarante-trois ans des lunettes de lecture, cela me mit grave en colère mais je fis bon cœur contre mauvaise fortune et je m’achetai une paire demi-lune en me disant que cela ajoutait à mon allure générale d’intello. Je les portais sur le bout du nez, regardais au-dessus en m’auréolant de silence intelligent. C’était déjà cela et c’était ma marque pas celle de la vie. 

 

Mes tempes grisonnantes me plurent en sel et poivre et je me dis que ça allait probablement en rester là, que cela ne pouvait aller plus loin pour moi. Non pas pour moi. Et pourtant. Ce fils de … de temps ne me lâcha pas et je les ai blanches, on ne peut plus blanches !

 

Mon coiffeur me conseilla discrètement de travailler un peu le blanc et d’y introduire quelques fils noirs avant que les choses ne pourrissent davantage. Je demandai réflexion. C’est que je suis homme du mi XXème siècle, moi, et ce genre de pratique n’était pas trop dans le style de la maison, je veux dire pas trop dans le style de Monsieur. Les préjugés ont la vue courte et la vie longue. Et je ne prétendais pas trop être très dans le vent au fond de ma personne, du moins sur ces choses-là. J’étais un homme et je ne me départirais jamais de cela. 

 

La seule option était d’avoir cinquante ans pour le restant de mes jours, de convenir en secret avec Al de quelques mèches noires très fines dans l’arrière-boutique, son jour de congé. Je payais le double, mais les choses vitales ont leur prix. 

 

Je vivais seul dans mon appartement de cent mètres carrés, mes ressources étaient correctes, mais j’avais épuisé toutes les femmes de ma vie. Et puis un jour, je vis la visiteuse de la petite du 2ème étage. Belle, plutôt jeune, élégante. Je me mis à la guetter. Elle sortait tous les matins et revenait un peu avant midi, un sac de courses à la main. Dynamique aussi. Et ne ressortait plus de l’appartement de la petite. Je pris l’habitude d’occuper la table du coin du Petit Matin celle qui donnait sur le passage Geoffroy par lequel elle passait obligatoirement pour accéder à l’extérieur. Mes cheveux plus que jamais sel et poivre. Je lui donnais quarante-cinq ans. Pas mal, pensai-je. 

 

Me remarqua-t-elle tous les jours à la même table ? J’ai de beaux restes quand même. Elle semblait fort sérieuse et égale à elle-même. Je me dis qu’elle était peut-être un peu lourdaude ou mariée ou occupée par le souvenir d’un robuste trentenaire. Ou que j’étais tellement oisif que j’en devenais un cas pathologique. Voilà un projet de femme : mère présente, active, réservée et responsable. Ou alors, je fais des kilomètres dans ma tête.

 

Lundi, elle sortit plus tôt que d’habitude. J’étais à la même table. Elle entra au café et s’attabla à l’autre bout. Tiens, me dis-je. Changement d’habitude.

Elle commanda un café, sortit un petit ordinateur et commença à écrire. Journaliste ? Cela dura une heure environ. Je la regardais sans bouger la tête via mes solaires, elle ne pouvait le remarquer. Qui pouvait-elle bien être ? Quelle était son histoire ? Qu’écrivait-elle ? Comment l’aborder la prochaine fois ? Était-ce là une rencontre possible ? Sa fille était toute jeune et assez puérile. Par deux fois, je tapai à sa porte pour lui faire voir ses clés oubliées en serrure. Elle était si souriante, si polie. Elle se confondait en remerciements et en sourires et en où « ai-je la tête ? ». La mère paraissait bien plus mesurée, peut-être était-elle cinquantenaire comme moi ? Peut-être avait-elle convenu d’une teinture régulière des cheveux blancs avec son coiffeur ? Peut-être m’avait-elle remarqué d’où le café ce matin-là ? 

 

La seule manière de le savoir était de lui offrir un café, après tout, j’étais le voisin de sa fille. 


- Bonjour Madame, quel étage ? 





 

 

 

mardi 11 janvier 2022

Je sais tout de la vie sauf la mort

 


Elle toqua à la porte. Tara ouvrit.

 

-     Voila ma petite, c’est pour vous, un clafoutis aux poires tout droit sorti du four, dit-elle avec un sourire.

-    Oh, merci Mme Granier ! C’est trop gentil. Il ne fallait pas vous déranger.

-       Mais ça me fait plaisir ! Et c’est sans retour, je sais que vous avez vos examens, ajouta-t-elle.

-       C’est trop pour moi, Mme Granier !

-       Non, mangez, vous êtes bien trop mince !

 

Mme Granier s’était mise en tête de partager ses petites pâtisseries avec sa voisine de palier, une jeune étudiante qui lui paraissait plutôt maigre. Elle aimait s’activer dans sa cuisine en pensant au moment où elle allait lui offrir la moitié de ses prouesses culinaires. 

 

-       Ma petite Tara, que vous êtes souriante, un rayon de soleil ! lui disait-elle.

 

Mme Granier avoisinait les quatre-vingt-dix ans et était toujours très alerte. C’était une fort belle nonagénaire dynamique et chaleureuse. Elle savait tout de la vie sauf la mort et ne l’appréhendait même pas. Assez rapidement après soixante ans, elle se mit en tête de vivre sans angoisse et la meilleure démarche à cet effet était de partager : la joie, les gâteaux, les rires et l’optimisme. Elle occupait son appartement du deuxième étage depuis assez longtemps pour avoir vu passer bien des locataires sur le palier de son immeuble et principalement des étudiants. La petite Tara était venue l’an dernier et à peine les salamalecs échangés, que les gâteaux ont pris un rythme bihebdomadaire. Tarte des sœurs Tatin, crumble, quatre-quarts, far breton, Linzertorte … Tout le savoir-faire pâtissier de Géraldine Granier y passait avec un plaisir réel. 

 

-       N’oubliez pas notre petite heure de jeudi !

 

 

Mme Granier avait mis un rituel entre Tara et elle. Quand elle s’enquit de ses après-midi de libre, elle demanda à Tara si cela lui convenait une fois par semaine de l’accompagner au marché du coin. Tara n’y vit pas d’inconvénient d’autant qu’elle n’avait pas de rythme de courses régulier et que Mme Granier n’était ni encombrante ni insistante. Cela l’aida à mieux s’organiser et à s’offrir un petit moment avec une dame charmante et qui l’instruisait sur bon nombre de sujets et notamment sur la Grande Guerre.

 

-    Ce fut atroce, ma fille, disait-elle. Quand on a vécu cette période, on aime, on se plait à aimer, tout, absolument tout ! Tant de vies sacrifiées pour rien, ou si pour des rivalités exécrables, et une course à l’armement. 

Ne gâchons pas notre heure, donnez-moi votre bras.

 

Et avec un ravissement percevable, Mme Granier prenait le bras de la très jeune Tara et avançait vers le marché du mieux qu’elle pouvait.

 

-   Prenons de ces belles oranges, de ces salades fraîches, de ces branches de céleri si généreuses. Une bonne potée et de la confiture ma petite. On va se régaler.

 

Mme Granier était plutôt sémillante malgré son grand âge et toujours souriante. Pour Tara, c’était une mamie de remplacement et elle l’aimait. Elle sentait son plaisir à être avec elle et voulait lui communiquer la même chose. Deux grosses parts de gâteau par semaine, une petite heure les jeudis après-midi et un mail de relation historique de temps en temps et, ces trois petits moments, étaient teintés d’un profond humanisme. 


Mme Granier avait été infirmière dans son jeune âge et cela l’avait dotée d’une facilité d’abord et d’une empathie à toute épreuve. Elle soigna un jeune militaire en 1942 dont elle tomba fort amoureuse et qui devint assez rapidement son époux. 

 

-       Deux années de bonheur et de douceur, ma petite. Hélas, que deux années !

 

M. Granier mourut avant la fin de la guerre et elle ne refit pas sa vie. Son travail était prenant, elle y était entière et aucun autre homme ne fit battre son cœur au point de marcher à ses côtés en direction de l’autel.

 

-       Les amours de guerre sont spéciaux, romantiques et profonds. C’était une autre époque. De patience, de silence et d’engouement.

 

-       Quand je deviendrai écrivain, je raconterai votre histoire Mme Granier. 

 

-       Alors, il faudra que je vous dise tout mon enfant. Les humeurs, l’amour, la souffrance, les sourires, les doigts qui se cherchent et la plénitude des cœurs unis. Je sais tout de la vie sauf la mort. Je l’ai vue, souvent, chez les autres. Je sais reconnaître certains de ses signaux et elle ne m’impressionne pas. J’ai donné de ma vie contre elle, pour la vaincre. J’ai réussi de nombreuses fois, avec mon époux notamment qui était resté suspendu trois mois entre la vie et la mort. Je ne m’en inquiète pas pour moi, même si je veux continuer à vivre mes petits moments. Je vais devoir tout vous dire Tara, tout.

 

Tara ne le sut que plus tard. Mme Granier commença ce jeudi soir-là, après le marché, à écrire son histoire à l’intention de sa petite de palier. Une longue histoire de vie, de détermination, de dévouement aux autres, d’amour patient, de guerres, d’armement, de rivalités coloniales et de tartes renversées, La longue histoire de Mme Granier. Cinq années à griffonner ses mémoires  de petite fille, de jeune aide-soignante, d'infirmière, d'épouse, de voisine de palier, de scribe ... Un peu comme l'avait fait la mère de Romain Gary.


 

 


 

 

 

 

 

dimanche 9 janvier 2022

Lettre d'Eau à l'enfant embusqué

 




J’écris aujourd’hui la lettre de l’oubli d’une déchirure si belle une nuit d’hiver froid. La lettre de l’oubli du grand oublié, absent, présent, ici et là-bas. Lettre à O., lettre d’eau, d’eau froide et coupante. D’Oh de stupeur devant des mains butées, des mains molles, des mains capricieuses, des mains subjectives et des mains sexistes. Panne de rationalisme, panne de vérité, panne de recoupements. Certains par bêtises construisent des souffrances futures. Êtres mythologiques, êtres de grandeur à récuser celle des autres. 

 

J’écris aujourd’hui la lettre de l’oubli d’un bout de rire truculent devenu vite fait un être carré, une image polie, un assemblage cohérent, une structure qui se tient. Je traverse le nombril et j’aboutis aux murmures des eaux. Des murmures de questionnements comme s’il y avait du sens au Silence. Les sens sont multiples partout où nous nous rendons sauf sur l’îlot du Silence. Silence frondeur, Silence abscons qui échappe aux Scribes et aux philologues. 

 

La lettre d’eau est un aveu d’amour, d’inquiétude et d’angoisse existentielle. Parce que le temps est court et parce que le Silence est fantasque.

 

Avons-nous seulement conscience de la force de l’amour ?

Savons-nous la quiétude des rires légers ?

Saisissons-nous la profondeur des petits mots humains ? 

Sentons-nous la force d’une main nue posée sur la tête de ceux qu’on aime ?

 

Je regarde tes yeux si beaux et je vois ton âme d’enfant parée d’incompréhension. Déchire ton voile, tu n’en seras que plus léger, moins tragique.

 

J’écris ce soir la lettre de l’oubli, la lettre d’Eau à l’enfant embusqué. 





Comme un sillon sur ma belle gueule

 




  Comme un sillon sur ma belle gueule

 

I.

 

Je suis le fou solitaire dont l’oreille droite fait tornade de tout bruit. Je les entends m’insulter en faisant mine de jouer au football. Mes boules Quies me protègent un peu de leurs obscénités mais très vite, n’y tenant plus, je sors me battre et les mettre à terre. Ils sont à terre et je savoure ma victoire. 

Un court répit et les anathèmes reprennent. Je vais devoir les tuer afin que cessent ces voix injurieuses. Mes jambes sont si lourdes qu’elles semblent avoir pris racine au pied de mon fauteuil.

 

-       Taisez-vous Ignorants !

 

 

 

II. 

 

Comme un sillon sur ma belle gueule. Comme une ignominie sur ma Toile si dressée. Comme un acte de barbarie moral. Comme une plaie ouverte au milieu du visage. Ça suinte et j’éponge, je cure, je désinfecte. Je range dans ma vieille mémoire des débris humains dictés par la solitude, la carence et le dur désir de durer. Cet autre moi-même d’un instant que je renie. 

 

 

 

III.

 

Je suis l’homme de la rue, Place de la Comédie. Ma vie s’écoule sans que j’agisse dessus. Les jours se ressemblent et rien ne vient les déranger. Les jours Dérangés.

J’ai les cheveux sales, les vêtements sales, le chien sale, tout sale. Ce sont vos regards qui me le signifient. J’encaisse, résigné. Pourtant, je ne suis pas vieux mais mes os pèsent lourd et mes horizons sont invisibles. Je vis, le matin, le midi et le soir. Et le lendemain, je vis, le matin, le midi et le soir. 

A l’origine, ma mère est morte en hachant du persil. Elle s’écroula et ma vue baissa d’un coup. Je fus sorti de l’appartement et je dormis dehors. Je crois que cela fait six ans. Ou peut-être sept. Dans mon baluchon, j’ai les cheveux de ma mère, si noirs et si beaux. Je tiens là ma relique et mon zaïmph. Je les hume tous les soirs avant de dormir dans les pattes de mon chien. 

 

Un jour, je lus sur le mur d’une église nouvelle en mode promo :

 

« Vos disparus sont en vous, écoutez-les. »

 

Et la voix de ma mère commença à se faire entendre. J’eus à l’oreille ses petites phrases répétées inlassablement :

 

« Se prendre en charge sur le plan alimentaire, hygiénique. Gérer son temps et la répartition des tâches du quotidien. »

 

Je regardai cet autre dans le reflet d’une vitrine : y a-t-il encore le temps de te prêter l’oreille maman ?

 

 

 

IV.

 

Faut-il obligatoirement plus d’un pilier pour l’équilibre des choses ?

L’amitié ne peut-elle pas être absolue ?

Les relations humaines sont-elles fatalement destinées à n’être qu’égotisme ?

Pourquoi faut-il toujours justifier son attachement à ses principes ?

N’est-il pas indigne déjà de porter un sillon au beau milieu de sa belle gueule ?

 

Pourquoi mon Inquisiteur est-il tombé en silence ? Quelle utilité à mettre sur pied des tribunaux d’Inquisition ? Pourquoi une épée aiguisée coupe-t-elle mes entrailles ? 

Suis-je en préparation pour un départ imminent ?

Qu’est-ce que cette Peur si réaliste que j’ai eu à vivre tard dans la nuit, cette aube-là ?

Ne suis-je pas invincible ? Ne suis-je pas dans le dédain des dieux inventés ? 

N’ai-je pas décidé de continuer vaille que vaille ? 

 

Pourquoi ma bâtisse s’éloigne-t-elle de plus en plus ? Celle-là même que j’ai sculptée avec des doigts de Pygmalion ? Des doigts de sculpteur enamouré ? Oui, pourquoi ? 

Pourquoi aucun argument ne tiendra la route face à la conviction d’un architecte d’Ontos ? 

Pourquoi, bien que la bâtisse s’éloigne, continuer à croire qu’il n’y a de vrai dans Ontos que le chantier ? 

 

Pourquoi ce jeune homme si beau a-t-il décidé d’en finir avec le tricotage ? A-t-il maillé un peu au moins ? Pourquoi cette terrible nouvelle ? Pourquoi suspendre l’unique chose que nous possédons ? La maille peut-elle ne rien signifier à un jeune trentenaire beau et rieur ? Que nous cachent donc ces visages juvéniles ? Ces regards interrogateurs ? Ces instants d’écoute et d’intérêt ? Ces attentes vite ravalées ? 

Pourquoi n’avoir pas continué à lui signifier les choses ? 

Comment expliquer à tous que la Chose à faire est d’exprimer la Signifiance et simultanément la Praxis ? La dure et nécessaire et vitale et belle et préférentiellement signifiante Praxis de vie

 

Il n’y a de vrai dans Ontos que le chantier et la main de l’homme.

 

 

V.

 

Une amie sonne à la hâte à ma porte. Je sors et reçois son présent. Encore un livre ouvert sur le monde. Elle me dit plus tard qu’elle était dépitée mais qu’elle n’avait pas le temps de me dire les choses. Dépitée d’une vie impossible et d’un amour incertain. 


-       Pourquoi ? lui dis-je.

-       Je vais mal et je vis un amour emmuré.

-       Libère-toi.

-       Je ne peux pas.

-       L’amour ne peut exister sans liberté.

-       Et pourtant. A croire que c’est précisément pour cela.

-       Alors ce n’est pas de l’amour. Mais un dur désir d’arriver.

-       Je ne peux philosopher là-dessus. Moi, je crois à l’instant présent.

-       L’instant présent est éphémère comme tous les autres.

-       Mais il est intense.

-       De quoi l’est-il justement ? Il faut regarder les choses.

-       Mais je ne veux pas regarder les choses, je veux aimer et être aimée !

-       L’amour au rabais, alors.

-       Je n’en ai cure. 

-       Il y a aimer et s’aimer. 

-       J’aime, je m’aime et je veux y arriver. J’y suis arrivée !

-    C’est plus une course que de l’amour. Contre l’autre, contre le temps, l’âge et les offrandes de vie. Vous vous offrez un cadeau. C’est surtout ça.

-       Trop d’analyse pour moi. Je veux vivre.

-       Vivons de mille et une façons. Je vous dis ma pensée comme toujours.

-     Non, pas aujourd’hui. Je suis trivialement en besoin d’amour quel qu’en soit le prix.

-     Oui, je le vois, quel qu’en soit le prix. Il y a là un véritable aiguillon. Penses-y.

-       Tu as l’art de tout casser avec ton effroyable réalisme !