Si les séances avec lui la faisaient beaucoup réfléchir, elle savait pertinemment que, lui, passait sa vie à cogiter. C’était un hyper-interprétatif et s’il avait assez souvent des vues justes, cette tendance à l’analyse perpétuelle faisait de lui un taciturne, mais surtout un asocial. Complet.
Il ne daignait pas se prêter aux conversations banales, le beau temps n’était pas pour lui, ni le football, encore moins les potins du comptoir de commerce … Il lui fallait du Platon, de l’existentialisme, du Spinoza, de la Pléiade, les lettres d’Héloïse et Abélard … Personne ne le comprenait ou quelques-uns, extrêmement rares, et de plus en plus absents à l’appel.
Il pourrait sembler confus de l’intérieur, mais il avait son ordre à lui et c’était millémétré. Et inaccessible aux autres, à l’exception de ceux de son choix.
Il allait échanger avec elle une à deux fois par mois. Elle connaissait les grandes lignes de sa vie, sa manière de dire les choses, les circonvolutions nécessaires, les digressions, les métaphores et la maïeutique qui finit par éclater. Quelque chose de général, sans mots directs ni clairs. C’est que le personnage avait une pudeur et un orgueil qui n’admettaient pas les déconvenues ou ce qu’il voyait comme telles.
Cette fois-là, il était au trente-sixième dessous, même s’il soignait l’extérieur. Les mots venaient très lentement, quant à la douleur, elle en ignorait la ou les causes. Un mirage ? Non. S’il avait tendance à dramatiser les choses, il ne les inventait pas. Elle le connaissait depuis douze ans. C’était un être d’intelligence et de sensibilité dont le regard décapait la société et les autres. Ce qui faisait de lui un solitaire, par choix et pour la paix de l’esprit. Mais il n’était pas pour autant en paix.
- On ne touche pas à ma mère.
- Qui l’aurait fait cher Monsieur ?
- Moi-même.
- Un simple repentir moral, et ce sera gommé.
- C’est compliqué.
- Sans claire narration, je ne peux vous soutenir.
- Ce n’est pas grave. J’avais juste besoin de m’épancher. Ma génitrice avait tous les défauts de ses qualités hautement humaines. Elle méritait mieux.
Elle avait compris que son orgueil l’empêchait de dire les choses et choisit de prononcer un classique en sa mémoire.
- Paix à sa belle âme.
- Je vous remercie. Paix aux vôtres. Voyez-vous, l’être humain peut être impulsif, quelquefois sans savoir pourquoi ou parce qu’il fait des projections ou parce que ses garde-fous sont bancaux et non entretenus ou encore parce que des schémas mentaux s’en mêlent et s’engouffrent en l’absence de garde sévère ou pour faire mal parce qu’on a mal ou par oubli et non reconnaissance ou encore par trop d’amour …
Oui, trop d’amour et c’est gélatineux quelquefois et ce n’est pas beau ni gratifiant … Ni respectueux et on commet des dérapages et on tourne le couteau dans la plaie … Pourquoi autant de gratuit ? Pourquoi n’y a-t-il pas cette réserve masculine d’antan, ce geste de soutenir l’être aimé, de l’accompagner ?
- Peut-être êtes-vous trop exigent ?
- Non, pas vraiment.
- L’humain sensé se corrige un jour ou l’autre.
- Je le souhaite.
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