dimanche 28 juillet 2024

Le désamour creuse, 5

 








I.


 

 

L’histoire de ce Monsieur était fort singulière. 

 

C’était un asocial, un solitaire, un tourmenté … 

 

S’il a raté son parcours d’homme comme le pensent la plupart, c’est qu’il ne pouvait fonctionner avec le préétabli, les schémas sociaux prêts à l’emploi. Il lui fallait son bras, son architecture. Entreprise complexe et exigeante. Pour les autres, c’était un fou. Pour l’analyste, un homme de trouble, d’intelligence et de pensées, un hyperinterprétatif …

 

Les configurations normatives n’étaient pas pour lui. C’était un inventeur au delirium spécifique et rare. Le prix fort de la rareté.

 


 

 

 

II.


 

 

« Le désamour creuse et continue de creuser. Nous venons seuls au monde et nous y mourons seuls. 

 

Qu’avons-nous fait de nos vingt-ans ?

 

Beaucoup et si peu de choses. On le comprend toujours après. Vingt ans, l’âge des hormones, des sens et de la fulgurance. Le rationalisme a peu de poids, il est rachitique et largué. Pauvre de lui, mais il se vengera fort plus tard, bien plus tard, quand il reviendra en force. 

 

Les mots si puissants, n’ont pas assez d’élasticité pour signifier un vécu court et intense. Les mots, cette si noble entreprise, honnête et vraie. Les mots pour dire, pour témoigner, les mots pour rêver et pour transfigurer, mais les mots surtout pour être exact et précis, pour rendre compte de ce qui est, afin qu’on sache la vérité. 

 

Ces mots puissants peinent à exprimer les vingt-ans, ce temps lointain, intense et éclaté où vivre prend toute sa démesure. Vivre à tout prix et contre tout, tout contre. Qu’avons-nous fait de nos vingt-ans ?


Beaucoup et si peu de choses. 


Beaucoup et si peu de choses. »




 

 

III. 


 

 

Non, cette région rocailleuse et glacée m’est inconnue. De même que cette vieille dame dans son alcôve sombre sentant les repas inachevés. 


Je n’ai pas connu Mike et Marie, ce récit en abyme, dans le récit central, je les ai fabriqués de toutes pièces. Cette rue en pente m’est étrangère et je n’ai jamais foulé son sol. 


Ce délicieux pain à l’oignon, recette chinoise probablement, je ne l’ai jamais goûté. 


De même, je n’ai jamais connu cette dame placée par son époux à Dar Jwed, la prison pour femme de la 1ère moitié du XXème siècle …



Écrire est un exercice complexe et vertigineux qui consiste à fabriquer des récits à partir de son imaginaire, peu sain ce dernier, certes. Puisque nourri de lectures, de fictions multiples et variées, d’histoires et de ouï-dire, de combinaisons inhabituelles, de trompe-l’œil et de juxtapositions … Peu d’écrivains ne se racontent pas, très peu, c’est une réalité, mais il y a l’art de faire et de jongler avec les mots. 


Retenez que raconter ne signifie pas se raconter et que se raconter ne revient pas à narrer son histoire personnelle. Nous avons à l’esprit une infinité d’histoires, nos histoires personnelles sont nombreuses aussi et raconter ou se raconter se fait de diverses manières.


J’avoue abhorrer l’impudeur de l’autobiographie et apprécier l’élégance des fragments. Les fragments glissés, subrepticement.


Non, Les Y du T, Sobel, ne sont pas du tout autobiographiques. Ce sont d’innombrables histoires imbriquées les unes dans les autres, une toile de fond historique et réaliste du vieux Tunis de la fin XIXème siècle à nos jours.


Je suis en guerre impitoyable ces derniers temps avec une nouvelle fiction, compliquée, humaniste et fort intéressante. Difficile aussi. 

Un accouchement probablement au forceps en janvier 25.

 

A suivre 












dimanche 14 juillet 2024

Le désamour creuse, 4



 


Être un homme et mériter du genre humain est chose peu aisée. Sans liberté absolue, ajustable à sa guise et selon sa perception des choses, il n’y a pas d’humanité. Il y a accommodement, allégeance ou soumission. 


L’accomodomment passe encore, c’est un compromis, un libre-arbitre.

 









 

" Une Mamma m’a mis au monde et je lui sais gré. De m’avoir porté, de ma naissance, de l’éducation qu’elle m’a donnée, des réprimandes que j’ai méritées … Et je ne sais si j’ai été un bon fils. On est tellement bête quand on est la progéniture de sa mère, oui tellement. 

 

Je me rappelle qu’un jour, je lui dis de but en blanc que je voulais être une bonne personne avec elle et puis avec les autres. Et elle me répondit avec sa philosophie habituelle, qu’il fallait que je pèse tout dans mon attitude, surtout à l’égard de ceux avec qui je ne partage rien. 

Elle avait un vécu empli de déceptions, de mensonges et de versions multiples … Mais pour ne pas trop se regarder comme une cruche, elle n’en garda que le meilleur.


 

-  Attention, pas de confiance aveugle. Pas de blanc-seeing ! Sois rationnel. Je t’ai tout appris. Pour ma part, j’ai eu des moments-pépites. 

 


 

Oui, tu m’as tout appris, sauf à te placer au-dessus de tout et de moi-même en particulier. Ma petite personne. Parce que c’est une question de temps, les concepteurs. 

Le père, évidemment. Mais la mère est d’un calibre différent. Affaire de cordon, bien que coupé. 


 

Je ne sais pas, je ne sais plus … J’entame une nouvelle décade et il m’arrive souvent - quand je n’y prends pas garde - de ne plus trop savoir les choses, le passé, ce qu’il en avait été, le présent … Il y a de la confusion, j’avoue, des allées-venues, bien des remords et quelques regrets … Chaque décennie a ses obsessions, mais ne t’inquiète pas, je ne m’y complais pas. Je les chasse et tous tes enseignements sont bien là encore, mes conclusions aussi personnelles et puis cette dynamique heureuse qui consiste à tout retourner, à dépoussiérer, à redémarrer … 

 

-       Tu as bien raison, on passe sa vie à se corriger quand on est un être sensé.

  

Mamma, je te porterai dans ma tête jusqu’à la fin de mes jours.


 

 

 

 

Dans toutes les villes où je suis passé, j’ai vu de vieilles maisons devenues austères par la puissance du temps qui passe. Elles gardent, cependant, quelque chose de noble. Jusque dans leurs silences. Il y eut du rire, des tronçons de vie et puis le silence et la pierre reste debout, seule, mais debout. Comme pour narguer les flots, pour résister, garder les souvenirs et attendre qu’un passant imaginatif raconte son histoire, qu’il ignore, mais qu’il sent fortement.

 

Je me souviens de cette grande maison du sud, de son immense jardin et de ses araucarias. Deux rangées qui bordent une allée de voiture et des ramifications à n’en plus finir. Et puis, des cyprès, deux rangées également, de part et d’autre des extrémités de la demeure. Sur fond de pelouses identiques, de part et d’autre. 


Au vu du vert éclatant, de la régularité de l’herbe, on devinait l’entretien. Mais pas une âme qui vive. Toutes les fenêtres de la devanture, imposante par ailleurs, étaient fermées. A toute heure. La demeure restait dans son jus, mais sans les siens, sans les bruits, sans les rires. Le temps s’était chargé de faire table rase de toute une histoire familiale. 

 

Et pourquoi donc, cela m’interpelle-t-il ? Est-ce parce que je quitte une décade vers une autre ? Pourquoi le spectacle du vide laisse-t-il des sillons de tristesse en moi ? Dis Mamma ! Est-ce parce que j’ai vu le vide des bouches, des êtres, des demeures … ?

 

 

 

Non, je ne suis en manque des jupons de ma Mamma, ni en manque de jupons tout court. Je crois que je suis un homme abouti. Plutôt. Mais mes insuffisances me rattrapent, la bêtise de mes vingt-trente ans, mon inconscience et mes exigences impossibles. 

 

L’insupportable de l’existence, c’est qu’on ne sent pas toujours les choses en temps et en heure et par conséquent, on est peu réactif. La maturité a ce prix-là, inestimable. 


 

 

Aujourd’hui, je me suis parlé à moi-même, je n’ai pas été chez le coach. J’avais noté la fois dernière qu’elle réprimait des bâillements. Ce n’est pas bien grave, je sais. Même si je lui livre ma vie et mes pensées, mon intelligence … Il y a des jours où je trouve que la simplicité d’esprit offre quelques avantages. Mais ce n’était pas possible, mes parents n’auraient pas aimé et moi non plus …"


 











dimanche 7 juillet 2024

Le désamour creuse, 3

 






Si les séances avec lui la faisaient beaucoup réfléchir, elle savait pertinemment que, lui, passait sa vie à cogiter. C’était un hyper-interprétatif et s’il avait assez souvent des vues justes, cette tendance à l’analyse perpétuelle faisait de lui un taciturne, mais surtout un asocial. Complet. 


 

Il ne daignait pas se prêter aux conversations banales, le beau temps n’était pas pour lui, ni le football, encore moins les potins du comptoir de commerce … Il lui fallait du Platon, de l’existentialisme, du Spinoza, de la Pléiade, les lettres d’Héloïse et Abélard … Personne ne le comprenait ou quelques-uns, extrêmement rares, et de plus en plus absents à l’appel. 


 

Il pourrait sembler confus de l’intérieur, mais il avait son ordre à lui et c’était millémétré. Et inaccessible aux autres, à l’exception de ceux de son choix. 

Il allait échanger avec elle une à deux fois par mois. Elle connaissait les grandes lignes de sa vie, sa manière de dire les choses, les circonvolutions nécessaires, les digressions, les métaphores et la maïeutique qui finit par éclater. Quelque chose de général, sans mots directs ni clairs. C’est que le personnage avait une pudeur et un orgueil qui n’admettaient pas les déconvenues ou ce qu’il voyait comme telles. 


 

Cette fois-là, il était au trente-sixième dessous, même s’il soignait l’extérieur. Les mots venaient très lentement, quant à la douleur, elle en ignorait la ou les causes. Un mirage ? Non. S’il avait tendance à dramatiser les choses, il ne les inventait pas. Elle le connaissait depuis douze ans. C’était un être d’intelligence et de sensibilité dont le regard décapait la société et les autres. Ce qui faisait de lui un solitaire, par choix et pour la paix de l’esprit. Mais il n’était pas pour autant en paix. 



 

-       On ne touche pas à ma mère.

 

-       Qui l’aurait fait cher Monsieur ?

 

-       Moi-même.

 

-       Un simple repentir moral, et ce sera gommé.

 

-       C’est compliqué.

 

-       Sans claire narration, je ne peux vous soutenir.

 

-   Ce n’est pas grave. J’avais juste besoin de m’épancher. Ma génitrice avait tous les défauts de ses qualités hautement humaines. Elle méritait mieux. 

 

 

Elle avait compris que son orgueil l’empêchait de dire les choses et choisit de prononcer un classique en sa mémoire.

 

 

-       Paix à sa belle âme.


 

-   Je vous remercie. Paix aux vôtres. Voyez-vous, l’être humain peut être impulsif, quelquefois sans savoir pourquoi ou parce qu’il fait des projections ou parce que ses garde-fous sont bancaux et non entretenus ou encore parce que des schémas mentaux s’en mêlent et s’engouffrent en l’absence de garde sévère ou pour faire mal parce qu’on a mal ou par oubli et non reconnaissance ou encore par trop d’amour … 

 

Oui, trop d’amour et c’est gélatineux quelquefois et ce n’est pas beau ni gratifiant … Ni respectueux et on commet des dérapages et on tourne le couteau dans la plaie … Pourquoi autant de gratuit ? Pourquoi n’y a-t-il pas cette réserve masculine d’antan, ce geste de soutenir l’être aimé, de l’accompagner ?

 

 

-       Peut-être êtes-vous trop exigent ?


 

-       Non, pas vraiment.


 

-       L’humain sensé se corrige un jour ou l’autre.


 

-       Je le souhaite.














mercredi 3 juillet 2024

Le désamour creuse, 2

 








Les séances avec lui agissaient sur elle et quand elle quittait son cabinet, elle y repensait. Personne n’avait accordé autant de valeur aux mots. Évidemment, son propos n’était pas intelligible, son discours était haché, il ne délivrait qu’une partie de sa pensée et passait sous silence ce qui lui paraissait à lui évident … Et c’était précisément pour toutes ces raisons réunies et bien d’autres que les mots prenaient toute leur grandeur sémantique. Il les taillait avant de les dire afin qu’ils soient les plus appropriés possibles. Et ceci alors même qu’il rognait une bonne partie de la signifiance de son propos.

 


 

Qu’avait-il vécu tout récemment pour être à ce point dans la douleur muette et pudique ?

 

De quelles personnes parlait-il, celles qu’il disait être les plus chères à ses yeux ?

 

Qu’y avait-il derrière l’évocation de sa génitrice ? 

 

« Le désamour creuse » avait-il dit, presque tragiquement. Fut-il désavoué par quelqu’un ? 

 

Pourquoi parlait-il d’abandon de soi ?

 

 

 

Elle le connaissait depuis plus d’une dizaine d’années et parce qu’il était puissant, rebelle et libre, elle avait été acculée à adopter, de concert avec lui, une stratégie et une démarche correctrices, à eux deux. Parce que sans son implication, c’était impossible. Et ce, malgré ses confusions fréquentes, ses sautes d’humeur et ses fermetures inopinées. Elle opta pour l’interrogation avec lui et pour des modalités de questionnements basées sur la diplomatie.



 

Qu’en pensez-vous cher Monsieur ?

 

Ne croyez-vous pas qu’il faille obligatoirement votre implication ?

 

Ne serait-ce pas mieux que vous y mettiez du vôtre pour un quelque chose de probant ?

 

 


 

Mais elle ne l’avait jamais vu aussi abattu que ce matin. Et puis, cette parcimonie dans les mots, cette fierté muette qui avait plus de puissance que le plus manifeste des chagrins. Et il était noyé dans un profond déluge dysphorique. Elle n’en saura rien, parce qu’au final, c’était lui le maître du jeu et en son for intérieur, elle savait qu’il menait la barque. Sa force n’avait d’égal que sa vulnérabilité et si elle forçait, il couperait court et mettrait un terme à la séance. 

 

 

-       Vous avez besoin d’écoute, lui dit-elle, et vous avez raison.

 

-   Oui, j’ai mal là. ( Il toucha sa poitrine ) Et je ne vais pas décaper vos intentions. ( Il la regarda longuement ) Je vous dirai juste que je reçus de plein fouet des mots-épées, plutôt gratuitement et que je choisis de ne pas les relever. C’est tout.

 

-       Un bon rire et ce sera réglé. Vous savez : les pactes avec soi-même …

 

-     Oui. Quelquefois, il est préférable de se taire. Même chez vous. Et un coeur fortement heurté est d’emblée dans le mutisme. Il n’a pas l’énergie des mots. Le temps fera le reste. 

 

-       Rire est le propre de l’homme. Rions, cher Monsieur !

 

-       « La mer seule porte en son cœur battant les lancers laborieux. » 


 -   Rions, rions ! Il n’y a pas de meilleur régénérant ! Et vous le savez.